Chroniques de la violence ordinaire
Marie-Alice Dibon est une brillante cheffe d’entreprise qui partage sa vie entre la France et les Etats-Unis. Un jour, à Paris, elle fait la rencontre de Luciano, un chauffeur de taxi de 13 ans son aîné. Ils discutent littérature, elle tombe sous le charme. Cette relation compliquée durera 15 ans, au cours desquels les violences physiques furent a priori absentes. Cette relation n’en était pas moins violente, d’une violence insidieuse et sous-jacente, qui se manifestait notamment par un climat de tension perpétuelle. « J’ai été témoin de crises de panique de [Marie-Alice], quand on était toutes les deux en tête à tête chez eux, parce qu’elle s’était rendu compte qu’elle avait oublié d’acheter du pain« , expliquera plus tard la sœur de Marie-Alice.
Luciano était aussi, selon les dires d’une amie, « jaloux et possessif », du genre à appeler Marie-Alice plusieurs fois par jour et à contrôler ses déplacements. Lorsque celle-ci, à bout, tentait de le quitter, Luciano n’hésitait pas à lui faire du chantage affectif. Il se laissait alors dépérir, perdant plusieurs kilos, lui répétant qu’il ne peut vivre sans elle.
A première vue, on pourrait trouver cette attitude romantique. C’est un signe d’amour, de passion désespérée ; ça brûle, ça fait mal, mais c’est beau. Pourtant, l’amour et le romantisme sont totalement absents de cette histoire. Mais l’emprise, elle, est bien là.
En avril 2019, Marie-Alice quitte une nouvelle fois Luciano. Pour de bon, pense t-elle.
Son corps sera retrouvé 3 jours plus tard dans une valise flottant dans l’Oise.
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Nastasia Estrade avait 18 ans lorsqu’elle a été égorgée par son compagnon, un Argentin de 23 ans son aîné. Elle venait de manifester le souhait de le quitter. Son conjoint n’avait rien du profil habituel de l’homme violent : casier judiciaire vierge, aucun antécédent de violences, il était décrit par son entourage comme « travailleur, gentil, serviable ».
Une relation sans histoires qui aurait mal tourné ?
Non.
Comme dans toutes les affaires de féminicides, des signes avant-coureurs laissaient présager d’une catastrophe. Roberto refusait de laisser partir Nastasia lorsqu’elle lui disait vouloir mettre un terme à leur relation ; il piquait souvent des crises de colère, se montrait jaloux et suspicieux. Plus la relation se dénoue et plus leurs disputes sont fréquentes, faisant monter une pression qui ne tarde pas à devenir étouffante.
En avril 2017, quelques mois après le début de leur relation, il lui tranche la gorge après qu’elle lui ait annoncé son intention de le quitter.
Cette terrible histoire nous dit une chose importante : les psychopathes n’ont pas le monopole de la violence. Celle-ci s’infiltre partout, dans des couples et des foyers ordinaires, dans le corps et dans la tête de Messieurs Tout-le-Monde.
Les relations toxiques ne sont pas une exception dommageable. Elles ont cours partout, chez nos voisin-es, nos ami-es, nous-mêmes.
Bien sûr, toutes ne connaîtront pas une issue funeste. Mais tous les féminicides ont en commun d’avoir commencé par une relation dysfonctionnelle, construite sur une logique de domination patriarcale.
Les relations toxiques sont toutes différentes, mais elles ont une ossature commune. C’est pourquoi il est crucial d’apprendre à les identifier. Car la meilleure manière de quitter une relation violente, c’est encore de ne jamais y entrer.
Le principal dénominateur commun est la structure de la relation. Celle-ci ressemble à un étau, qui se resserre un peu plus fermement chaque jour. Plus le temps passe, et plus il devient difficile de partir. La peur a fini par s’installer de manière diffuse, tout comme l’emprise.
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La rupture est le premier élément déclencheur du passage à l’acte des féminicides.
Elle le quitte, il la tue.
Dans une majorité des féminicides commis entre 2011 et 2016 (63,44%), aucun fait de violence antérieur n’avait été rapporté à la police. Cela ne signifie pas que ces meurtres se produisent en majorité dans des couples heureux et équilibrés, à la faveur d’un soudain accès de violence, d’un coup de sang inexpliqué, d’un malheureux « pétage de plomb », comme on dit.
Cela signifie simplement que les violences physiques (les plus spectaculaires, les plus évidentes, les plus « reconnues ») sont loin d’être les seuls signaux d’alerte.
En réalité, les relations toxiques ont cette terrible particularité d’être, pour un œil non entraîné, quasi-invisibles.
Différencier l’amour de la violence, une tâche ardue ?
C’est la raison pour laquelle il est si important d’apprendre à distinguer les contours de la violence. A dissocier l’amour de la possession. Vous vous dites que tout le monde, a priori, sait faire la distinction ? Et pourtant.
Dans un monde patriarcal où les relations toxiques sont mises en exergue dans de nombreuses productions culturelles (films, chansons, romans, séries…), les femmes grandissent avec une vision faussée de l’amour. Elles finissent par confondre soin de l’autre et possession, sentiments et violences, amour et emprise. Et par oublier qu’une relation saine est une relation d’égale à égal, et non une relation basée sur des logiques de domination.
« Pour moi, ça a commencé comme un conte de fées. Il se montrait follement amoureux, aux petits soins. Notre relation a très vite décollé, on s’est installés ensemble au bout de 2 mois. Et puis il a fini par montrer son vrai visage, me convaincant d’arrêter ma formation « minable » de graphiste, m’isolant de mes amies, critiquant mes moindres faits et gestes. J’ai perdu toute confiance en moi, mais j’étais persuadée qu’il faisait ça par amour. C’est ma mère qui a fini par me sauver ».
Imprégnées d’images pornographiques qui normalisent la violence contre les femmes, abreuvées d’histoires où la jalousie fait figure de preuve d’amour, où la possession rime avec passion, où l’amour fait mal, où le schéma récurrent est celui d’un homme en position de domination (financière, culturelle, professionnelle, d’expérience…) sur une femme qui se soumet à lui avec bonheur, elles n’apprennent jamais ce qu’est une relation saine, égalitaire et exempte de tout mécanisme de domination.
On dit parfois, en évoquant l’épilogue fatal de certaines relations : « il n’y avait pas de signes avant-coureurs » ; « il n’a jamais été violent avec elle, je ne comprends pas », « je n’aurais jamais pu penser que cela se finirait comme ça ».
C’est parce que nous avons pris l’habitude de fermer les yeux sur des comportements toxiques ; parce que nous avons appris à prendre pour des attitudes normales des comportements violents ; parce que nous ne savons pas distinguer la violence (notamment psychologique) du cours normal des choses ; parce que nous avons appris à voir dans des signes de violence (la jalousie, la possession…) de jolies preuves d’amour.
Notre éducation nous pousse aussi à entretenir une vision uniforme et erronée de la violence. Or, celle-ci est loin de se résumer à sa seule forme physique. Elle se niche aussi et surtout dans les agissements, les mots, les comportements.
Les signes annonciateurs de la catastrophe
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Votre conjoint se montre jaloux, suspicieux. Il fouille régulièrement votre portable, votre boite mail, votre courrier, voire contrôle vos déplacements. Alerte rouge : il place un traceur GPS dans votre téléphone ou votre véhicule.
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Il vous reproche d’être trop coquette ou de trop attirer les regards masculins, et vous demande de vous maquiller moins ou de changer votre manière de vous habiller, notamment lorsque vous sortez sans lui.
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Il bride votre liberté (de penser, de circuler, d’agir…).
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Il souffle en permanence le chaud et le froid.
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Il utilise le gaslighting, cette technique de manipulation émotionnelle visant à faire douter la victime de sa raison et par extension de sa réalité (par exemple : en niant avoir dit des mots qu’il a pourtant prononcé, en mentant éhontément, en semant la confusion, en traitant la victime de folle…)
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Il exerce un contrôle sur vous, votre vie, vos décisions, vos finances. Alerte rouge : il vous pousse à quitter votre travail ou vos études et/ou confisque vos moyens de paiement.
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Il vous isole de votre entourage (famille, amis, collègues…), en prétextant qu’il fait cela pour votre bien. Alerte rouge : vous ne pouvez plus sortir sans lui / chaque sortie sans lui s’accompagne de messages et de coups de téléphone intempestifs.
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Il vous dévalorise, vous rabaisse, vous humilie, vous fait des reproches constants. Vous avez l’impression de n’être jamais assez bien.
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Lorsque vous êtes en public, il se montre charmant, mais en privé, il change de comportement. Alerte rouge : cette stratégie vise à assurer son impunité et à effacer tout soupçon.
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Il procède à une inversion de la culpabilité, en justifiant ses actes par une cause extérieure (vous) : « oui, j’ai crié mais tu t’es mal comportée », « tu as vu comme tu m’as parlé ? », « tu ne fais aucun effort, c’est normal que je finisse par m’emporter ».
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Il instaure un climat de peur, de tension. Vous vous retrouvez à marcher sur des œufs en permanence. Alerte rouge : les disputes sont de plus en plus fréquentes, même si elles concernent des sujets anodins.
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Vous avez peur de le quitter. Alerte rouge : il commence à faire du chantage au suicide lorsque vous évoquez une possible rupture.
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Vous n’êtes pas heureuse ; vous sentez que vos besoins ne sont pas respectés.
« J’ai rencontré J-B sur Tinder. Je me souviens d’une conversation, à deux jours de notre rencontre, qui m’avait un peu perturbée. Il voulait parler de comment on gérait la sexualité, je lui ai dis que j’étais assez libérée, que je n’avais pas forcément de tabou, et que le plaisir de l’autre était plus important que le mien. Il m’avait répondu que lui aussi, il se donnait beaucoup, et que son plaisir à lui n’était pas important. Avec le recul je trouve ça étrange qu’il ait répondu la même chose que moi, ça faisait vraiment « promo pas chère », mais sur le coup j’ai pensé « wow enfin un mec bien ».
Mais quand je l’ai ramené chez moi, les soucis ont démarré. Il m’a d’abord pénétrée sans me le demander, puis il a râlé quand je lui ai demandé de mettre une capote. La suite a été à l’avenant : on s’engueule beaucoup, il ne supporte pas mon caractère, prend mal tout ce que je dis pour me défendre. Au lit, il ne me déshabille jamais, ne me touche jamais. Un jour il me gifle « pour rire ». Je suis choquée, je pleure, je lui dis qu’il est allé trop loin, que je ne supporte pas la violence. Il me dit que j’abuse, qu’il a pas fait exprès, qu’il me taquinait, que « ça va, c’est rien », que je dramatise toujours tout, que j’ai qu’à lui expliquer pourquoi je n’aime pas ça, qu’il ne peut pas deviner. Il me critique, refuse de m’adresser la parole quand il estime que je lui aie manqué de respect […]
La dernière fois, la fois de trop, on s’engueule comme d’habitude, ça part un peu plus loin, et il frappe avec son poing très violemment la porte, qui venait d’être fermée, juste à côté de mon visage. Je suis partie, et je ne l’ai plus jamais revu après ça. Aujourd’hui je ne suis plus du tout sereine dans mes relations avec l’autre, qu’elles soient amoureuses ou passagères. Je ne peux plus faire confiance, je n’ai plus l’énergie de m’en remettre à chaque fois. »
Typiquement, une relation toxique commence par une phase de séduction, pendant laquelle l’agresseur va déployer monts et merveilles pour « ferrer » sa proie. Puis il va commencer à l’isoler, la couper de ses proches pour l’affaiblir. Vient ensuite les processus de dévalorisation et d’inversion de la culpabilité (« tu me pousses à bout », « si tu n’étais pas aussi chiante, je réagirais autrement…», « c’est ta faute si notre couple va mal »).
L’emprise s’installe avec une succession de violences (rappel : les violences ne sont pas QUE physiques) et de phases d’apaisement. Une fois sous emprise, la victime aura de plus en plus de mal à partir. Son discernement sera altéré, ses moyens de défense affaiblis.
La psychiatre Marie-France Hirigoyen, qui a travaillé sur le phénomène d’emprise, décrit ce dernier comme un iceberg. Seule sa surface émergée est visible : les coups, les violences physiques, et au sommet, les féminicides. Mais sous la surface flotte la violence psychologique, celle que l’on ne peut voir à l’oeil nu : les mots dévalorisants, le contrôle, la jalousie, le climat de tension. C’est cette violence invisible qui prépare le terrain, et rend possible l’issue funeste.
Que faire ?
C’est une réalité : il vaut toujours mieux prévenir que guérir. Mais si vous êtes dans une relation toxique, sachez qu’il est possible d’en sortir.
La première étape – et c’est souvent la plus difficile – est de prendre conscience qu’on est dans une relation violente. Une fois que ce pas a été franchi, il faut parler. A ses proches, à une personne de confiance, à des associations qui viennent en aide aux victimes (voir plus bas). En cas de violences, vous pouvez porter plainte – ne déposez pas de main courante, qui ne déclenche aucune action et ne sert donc à rien dans ce cas précis. Ensuite, lorsque vous êtes disposée à partir, entourez-vous du mieux que vous pouvez. Il est important de ne pas rester seule.
Enfin, si l’on est un.e proche de victime, la tentation peut être grande de minimiser les faits, voire de faire preuve de complaisance (« il est seulement jaloux, ce n’est pas bien grave » ; « ça va, il n’a jamais levé la main sur elle »). Apprenez à repérer les signaux d’alarme, même les plus « faibles », et sachez accorder de l’importance au ressenti de la victime. Si vous la sentez éloignée, triste, éteinte ou apeurée, c’est probablement qu’elle est en danger.
Si vous avez besoin d’aide
Chat de l’association En avant toutes :
3919 : numéro de téléphone gratuit et anonyme
114 : numéro d’alerte par SMS
N.B : les passages en bleu sont des témoignages recueillis auprès de deux personnes différentes.
J’avais regardé le documentaire sur France 2 il y a plusieurs semaines. Cela m’a beaucoup touché.
Ce qui est terrible c’est la violence valorisée dans nos sociétés. On apprend aux hommes à s’exprimer par la violence et on apprend aux femmes que ces comportements sont « normaux ».
Dans le documentaire j’avais pris en plein coeur d’utiliser les mots en sens inverse. Je m’explique. Au lieu de dire 160 femmes sont mortes sous les coups de leurs compagnons, dans le doc ils disent : 160 hommes ont tué leurs femmes. Du coup rien qu’avec des mots, cela devient plus dérangeant. Ce n’est pas grand chose mais si rien que ça peut faire prendre conscience de la gravité de la situation, je pense que c’est un bon point de départ.
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Je l’ai vu aussi, il est vraiment terrible. Et j’ai appris des choses, même moi qui pensais être « au fait » sur ces sujets-là ! Et oui, tout à fait, on devrait arrêter d’invisibiliser les hommes avec des expressions comme « 160 femmes sont mortes », « 160 féminicides par an ». Ce sont bien eux les responsables. Et les choses ne changeront pas sans éducation, des hommes mais aussi des femmes. On banalise trop la violence dans notre société.
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