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Pourquoi les hommes ne s’occupent-ils toujours pas des tâches ménagères ?

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Au début du confinement, tous les espoirs étaient permis. Les hommes, enfermés dans cette sphère domestique à laquelle ils échappent d’habitude, allaient enfin se rendre compte de la charge de travail que représente la gestion d’un foyer. Ils allaient voir que les repas ne se cuisinent pas tous seuls, que les frigos ne se remplissent pas par eux-mêmes, que les toilettes ne sont pas récurées par un lutin magique, que les enfants sont des êtres exigeants qui doivent être maintenus en vie, etc, etc. Les hommes, tout autant confinés que les femmes, n’allaient plus avoir d’excuses pour ne pas lever le petit doigt chez eux. Plus de « mais je rentre tard, moi ! » Plus de présentéisme opportun, plus de réunions à rallonge, plus de virées entre potes au café du coin.

Las : la révolution ne semble pas avoir eu lieu. De nombreuses femmes rapportent, au contraire, se sentir plus débordées que jamais, et avoir une charge mentale de la taille d’un stade de foot.

Une enquête Harris Interactive destinée à mesurer l’impact du confinement sur les inégalités a même révélé que « 54% des femmes consacrent plus de deux heures par jour aux tâches domestiques ou éducatives, contre seulement 35% des hommes ». 63% des femmes interrogées rapportent par ailleurs être celles qui « préparent le plus souvent les repas », et elles sont 56% à estimer passer plus de temps sur l’aide aux devoirs.

Et à côté de ça, aux Etats-Unis, le monde de la recherche voit ses membres masculins soumettre 50% de publications en plus que d’ordinaire, comme s’ils bénéficiaient soudain d’un excès de temps libre.

« J’ai l’impression de vivre la vie d’une femme au foyer des années 1950, entièrement dévouée et dédiée à la maison et aux enfants », rapporte Carole, 38 ans, dans un article publié sur Madame Figaro.

Les femmes interrogées par les médias sont nombreuses à partager ce ressenti : l’impression de crouler sous les tâches domestiques, de voir leur profession passer au second plan, et plus globalement de ne plus avoir une minute à elles – alors même que le temps devrait, en cette période inédite, revenir enfin en leur possession.

*

Depuis trente ans, les chiffres en matière d’inégalités domestiques ne bougent pas. Les femmes réalisent toujours 72% des tâches domestiques et 65% des tâches parentales. En onze ans, le temps moyen consacré par les femmes aux tâches ménagères a baissé de 22 minutes (il est passé de 3h48 en 1999 à 3h26 en 2010), alors que celui des hommes n’a augmenté que d’une minute, passant de 1h59 à 2h.

Et c’est là que se pose la question. LA grande question.

Mais que foutent les hommes ? (OK, j’attrape mes pincettes : la majorité des hommes). Comment se fait-il qu’ils ne prennent toujours pas leur part, même lorsqu’ils passent leurs journées à la maison ? Comment peut-on expliquer le fait que, même retranchés chez eux, ils continuent à dédaigner des tâches domestiques et éducatives qui leur reviennent pourtant de manière égale ?

Face à ce térébrant mystère, voici quelques éléments de réponse. 

I – Nous n’éduquons pas les hommes aux tâches domestiques

Depuis des siècles, il a été décidé que la sphère domestique serait le royaume des femmes. Celles-ci ont été assignées aux tâches ménagères et au soin des enfants, sous la justification bien commode que c’est « dans leurs gènes ». Leurs compétences ainsi naturalisées, il n’est guère étonnant qu’elles se retrouvent assignées d’office aux tâches domestiques au moment de la mise en couple. Des siècles de conditionnement patriarcal nous contemplent…

A l’opposé, les hommes grandissent dans l’idée que leur « place » ne se trouve pas à l’intérieur du foyer, mais à l’extérieur. Le travail, l’esprit, l’aventure, voilà qui est leur domaine – ce à quoi ils sont voués. Bien joué les gars, il est vrai que la sphère publique est un peu plus excitante que la salle à manger ! Le foyer familial est le lieu de reproduction de cette division sociale. Quand on grandit dans un environnement dit « traditionnel » – papa au boulot, maman aux fourneaux – comment ne pas reproduire ensuite le même schéma ? Comment élargir une vision de l’ordre social qui a été cultivée dès la prime enfance ? 

Et d’ailleurs… pourquoi décideraient-ils de changer les choses ? 

Cette attitude n’est finalement que pragmatique. Personne n’aurait idée de remettre en cause un système qui lui confère de confortables prérogatives. Certes, les hommes n’ont pas été éduqués à prendre en charge l’intendance domestique et se retrouvent donc dépourvus des compétences attenantes (1). Mais qu’importe, puisqu’il est attendu que leur compagne s’en chargera à leur place ?

Je ne pense pas que les hommes démissionnaires ne fassent pas exprès, ne se rendent pas compte, ni qu’ils soient, au fond, de bonne volonté. Je pense, au contraire, qu’ils ont parfaitement conscience de la charge qu’ils représentent pour leur conjointe. A moins d’être complètement aveugle, il est facile de voir quand un partage des tâches est inégalitaire – ou qu’il n’y a pas de partage du tout.

La question est : pourquoi modifieraient-ils leur comportement, puisque personne n’attend d’efforts de leur part ? Pourquoi abandonneraient-ils leurs privilèges, quand les femmes de leur vie acceptent – même à contrecœur – de les pérenniser ?

J’ai longtemps été un homme démissionnaire, ce qui fait que je les comprends d’autant mieux. J’ai en effet été éduquée à ne rien faire. Jusqu’à mes 18 ans, âge où j’ai quitté le foyer familial, je ne savais pas me nourrir seule. Je n’avais jamais touché ni machine à laver, ni balai, ni serpillière : la sphère domestique était pour moi une terre inconnue.

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Moi, fut un temps.

 

J’ai tout appris par moi-même. Ce fut long, et fastidieux.

Et si je n’aime toujours pas faire le ménage, j’en suis désormais au point où je cuisine mon propre granola – une magnifique progression, incontestablement.

Mais aurais-je eu la volonté d’acquérir ces compétences si j’avais su que, un jour, quelqu’un se chargerait de cuisiner, balayer, nettoyer, ranger, organiser pour moi ? Si je m’étais dit que cette période n’était que transitoire, jusqu’à ce que je puisse de nouveau mettre les pieds sous la table… ?

(1) Oui, ce sont bien des compétences qui s’acquièrent au fil d’un apprentissage plus ou moins long : personne ne naît avec le gène des courses, de l’aspirateur et du récurage de chiottes.

II- On accepte qu’ils soient des boulets

On connaît toutes et tous le cliché de l’emmanché incapable de faire cuire des pâtes sans mettre le feu à son lotissement, et de laver son gamin sans le noyer dans la baignoire.

C’est un ressort comique usé jusqu’à la corde, que la culture populaire continue pourtant d’exploiter ad nauseam – récemment, nous avons eu droit au film « 10 jours sans maman », dans lequel un DRH campé par Frank Dubosc se retrouve à gérer sa maison et ses quatre enfants pendant 10 jours (terrible – rendez-vous compte !). Capable de mener sa carrière d’une main de maître mais pas de laver ses slips, le pauvre se retrouve démuni devant l’ampleur de la tâche à accomplir. C’est qu’il n’a jamais eu à lever le petit doigt dans son foyer ! Là où une femme aussi incompétente se ferait immoler sur la place publique (monstre ! égoïste ! sorcière !), le papa abruti n’inspire qu’une tendresse amusée. La preuve : on en fait des films – supposément – comiques.

Les hommes bénéficient d’une incroyable indulgence de la société quand il est question de responsabilités domestiques. Certes, ils subissent un autre type de pression, dont il n’est pas question de nier le caractère délétère : ils sont en effet enjoints à jouer les mâles alpha, à surenchérir une virilité surannée qui s’accomplit dans le travail et les gros sous, et à étouffer leur vulnérabilité. Mais là où les hommes sont « uniquement » sommés de travailler, les femmes doivent travailler et faire tourner le foyer et s’occuper des enfants – c’est la fameuse « double journée ». Des injonctions multiples et un empilement des responsabilités qui les mènent parfois droit au burn-out. 

Là encore, pourquoi les hommes décideraient-ils d’endosser leurs responsabilités domestiques quand leur incompétence dans ce domaine est non seulement acceptée, mais aussi encouragée ? Pire encore : quand le travail invisible et gratuit des femmes leur bénéficie directement, en termes de carrière et de finances ? 

Et puis, quel meilleur alibi qu’une nullité supposément génétique pour continuer… à ne rien foutre ?

III- Les compétences « domestiques » sont dévalorisées

Un travail déconsidéré

Les compétences que réclame le travail domestique ont toujours été dévalorisées, précisément parce qu’elles sont considérées comme intrinsèquement « féminines ». Or, si les femmes savent d’instinct préparer les repas et plier le linge, pourquoi attacher une quelconque valeur à ce travail ? D’autant que ce dernier n’a pas vocation à produire quoi que ce soit et doit être répété tous les jours, perpétuant de ce fait un cycle éternel.

Sans aller jusqu’à exalter le travail ménager – chiant, mais nécessaire – nous pourrions au moins nous accorder sur le fait qu’il s’agit d’un savoir-faire indispensable à tout être humain. Je ne parle pas ici de la survie qui consiste à se nourrir quotidiennement de pizzas surgelées et à nettoyer son appartement juste assez pour ne pas mourir enfoui sous la crasse. Je parle de savoir maintenir un espace de vie propre et respirable, cuisiner des repas équilibrés, laver son linge et anticiper les événements de la vie quotidienne – les courses, le paiement des factures, les rendez-vous médicaux, le passage à la Poste, etc.

Car, tout aussi prosaïque qu’il soit, le travail domestique n’en demeure pas moins indispensable. Et c’est bien pour cette raison que de nombreuses personnes le sous-traitent : quelle que soit notre profession et notre position dans la hiérarchie sociale, nous ne pouvons fonctionner sans repas pris à heures régulières, sans draps ni vêtements propres, sans structure et/ou personnel pour gérer nos enfants.

Ce travail est l’ossature invisible de notre existence. Il ne nous sert pas uniquement à survivre, mais bien à vivre, dans les meilleures conditions possibles.

Le prestige de la chaussette sale 

Ce n’est pas nouveau : il existe une division culturelle entre ce qui est « féminin » (considéré comme terre à terre, banal, quotidien) et ce qui est « masculin » (vu à l’inverse comme technique, complexe, élevé).

Prenons l’exemple du père qui change son enfant ou lui cuisine une purée de carottes maison. Alors que, réalisées par des mains féminines, ces activités restent bêtement prosaïques, elles se parent de vertus jusqu’alors insoupçonnées lorsque c’est papa qui s’y colle.

De la même manière, les femmes qui cuisinent tous les jours dans l’intimité de leur foyer n’impressionnent personne : elles ne font que remplir la « fonction » qui leur est dévolue. En revanche, le regard posé sur les hommes qui mitonnent de bons petits plats est bien plus enthousiaste, voire admiratif. Le secteur de la cuisine « professionnelle » reste à cet égard un bastion essentiellement masculin : 75% des cuisiniers professionnels sont des hommes, et seulement 10% de femmes officient dans la restauration gastronomique.

Mais dans l’intimité du foyer, elles sont celles qui préparent les repas.

N’y a t-il pas là un éclatant paradoxe ? Si les hommes cuisinent vraiment mieux que les femmes, pourquoi ne mettent-ils pas leurs compétences à profit au sein de leur foyer ?

Ce serait oublier que deux règles président à la répartition inégale des tâches :

  • toute activité se pare d’un soudain prestige social dès lors qu’elle est exercée par des hommes mais demeure triviale tant qu’elle reste pratiquée par des femmes,
  • les hommes veulent (et peuvent) bien prendre en charge certaines tâches… mais uniquement si cela s’inscrit dans une trajectoire professionnelle socialement valorisée et rémunérée, comme la cuisine. 

Or, on retire bien peu de gloire (et encore moins d’argent) à vider le lave-vaisselle et à ramasser les chaussettes sales. Pourquoi donc investir le champ de la vie domestique – invisible, gratuit, méprisé – quand tant de lauriers attendent ailleurs ?

IV – Education genrée oblige, les femmes partent avec une longueur d’avance

Enfin, les femmes apprennent beaucoup plus tôt que les hommes à s’occuper de l’intendance domestique : dès l’enfance, elles sont plus souvent incitées à débarrasser, faire le ménage, cuisiner ou s’occuper de leurs frères et sœurs. « Surentraînées », conditionnées, elles apprennent très tôt à effectuer les gestes du quotidien et à les considérer comme étant de leur ressort.

Mais au-delà de l’éducation genrée, une autre composante entre en jeu, et elle a tout à voir avec la masculinité toxique

En effet, les hommes ne sont pas incités à prendre soin d’eux, de leur santé, de leur alimentation, de leur intérieur – ce n’est pas « viril », c’est un truc de « fille », donc un sujet de moqueries.

Une négligence qu’ils paient cher : leur espérance de vie est inférieure de 6 ans à celle des femmes, et lorsqu’ils sont célibataires – donc livrés à eux-mêmes – ils se suicident deux fois plus que leurs homologues en couple, tout en étant beaucoup plus exposés aux risques de dépression et de maladie mentale

Il n’y a rien de glorieux à ne pas savoir prendre soin de soi et des autres. La crise que nous traversons en ce moment en est le glaçant rappel : nous avons toutes et tous besoin de vivre dans des conditions décentes, de nous nourrir, de nous soigner, de protéger notre santé, mais aussi de savoir veiller sur nos proches.

Le travail du care n’a rien de cosmétique : si aucun prestige social ne lui est rattaché, il n’en demeure pas moins essentiel puisqu’il est celui qui nous maintient en vie.

Aussi, nous devons à tout prix « dégenrer » ces compétences dont tout être humain a besoin pour vivre décemment.

J’aurais aimé que cette crise nous montre des hommes qui investissent massivement le champ du care – que ce soit pour coudre des masques, cuisiner pour leur famille, s’occuper de leurs enfants ou faire les courses pour leurs voisin-es. Je ne doute pas que ces hommes existent. Mais à l’échelle de la société, ils sont encore trop peu nombreux.

Oui, j’aurais aimé que la solidarité, le soin, le confort, l’intendance ne nous montrent pas qu’un visage féminin. Il nous faudra apprendre de cette épreuve. Commençons par éduquer filles et garçons de la même manière. Cessons de croire à un prétendu « ordre naturel », d’essentialiser les femmes pour obtenir leur soumission. Cessons de reproduire des schémas inégalitaires. Refusons la fatalité.

Un autre monde est possible.

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Backlash : l’inévitable retour de bâton

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Alors que les coutures du vieux monde craquellent de partout, et que ses habitants s’accrochent avec désespoir à leur trône branlant (en décernant des Césars à un pédophile multirécidiviste, par exemple), les femmes qui appellent de leurs vœux un monde plus égalitaire, plus respirable et plus ouvert ne peuvent constater qu’une chose : leurs revendications font peur.

Plus que la domination masculine, plus que le viol, plus que l’abus de pouvoir.

A chaque avancée féministe, puisque c’est de cela qu’il s’agit, certains hommes (mais aussi certaines femmes) ruent dans les brancards, affolés par la perspective de devoir abandonner leur position de dominants, leurs privilèges indus, leurs fantasmes de puissance.

C’est ce qu’on appelle le backlash (ou retour de bâton en bon français). Dans son ouvrage éponyme, paru en 1991, l’autrice Susan Faludi écrivait qu’il s’agit d’un phénomène récurrent, qui « revient à chaque fois que les femmes commencent à progresser vers l’égalité, un gel apparemment inévitable des brèves floraisons du féminisme ». A cette époque, les droits des femmes subissaient une contre-offensive visant à faire croire que l’égalité avait déjà été atteinte et que « le chemin qui conduit les femmes vers les sommets ne fait que les précipiter, en réalité, au fond de l’abîme ». 

Parce qu’ils ne supportent pas l’idée d’un monde non polarisé, non fondé sur des logiques de domination (hommes/femmes, forts/faibles…), les tenant-es de l’ordre ancien n’hésitent pas à sortir les larmes de crocodile et à dégainer une rhétorique qui vise à museler les ardeurs égalitaires des femmes. On le verra, les arguments et éléments de langage auxquels ils recourent sont les mêmes depuis des décennies : consubstantiels à l’émergence du féminisme, ils n’ont jamais changé.

« On est en train de détruire l’amour et les relations hommes/femmes !

C’est la famille qu’on assassine !

Les hommes sont perdus, dépossédés d’eux-mêmes !

On ne peut plus rien dire ! »

La rhétorique anti-féministe est solidement ancrée ; elle ne varie pas d’une époque à une autre. De tous temps, les femmes aspirant à l’égalité ont été accusées de vouloir détruire les hommes, la famille, l’amour, le sexe, la paix  dans le monde (sacré pouvoir qu’on leur confie là). Qu’elles demandent le droit de vote ou le droit de pouvoir avorter, elles ont à chaque fois été accusées de nourrir des velléités de vengeance et de destruction.

La citation de l’évangéliste américain Pat Robertson, en 1992, est à cet égard devenue culte : « Le féminisme est un mouvement politique socialiste et anti-famille, qui encourage les femmes à quitter leurs maris, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et devenir lesbiennes ».

N’oublions pas que les droits qui nous paraissent « normaux », voire évidents aujourd’hui – voter, disposer de son propre compte en banque, pouvoir travailler sans l’accord d’un quelconque chaperon, avoir librement accès à la contraception – étaient considérés il y a quelques décennies comme une monstruosité, une défiance à l’ordre (supposément) naturel, une menace pour la société tout entière. Les affiches de propagande qui émaillent l’article en sont le douloureux témoin.

Les droits que les femmes s’acharnent désormais à conquérir – le droit de ne pas subir de violences sexistes et sexuelles, de ne pas être harcelée au travail, d’être payée autant que les hommes, d’avoir accès aux mêmes postes que les hommes, etc – se voient opposer la même résistance que celle qui avait cours autrefois pour le droit de vote, le droit d’avorter, le droit de travailler, etc.

L’Histoire se répète inlassablement ; le retour de bâton est toujours fidèle au rendez-vous.

Voyons alors, au travers des « arguments » les plus couramment usités, comment les femmes (et le féminisme en général) deviennent des boucs émissaires dès lors qu’elles commencent à revendiquer leurs droits.

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Où l’on apprend que le patriarcat est un « fantasme », que préférer le foot féminin est une tare, et où l’on ressort l’argument made in 18e siècle de la folie. 

1) LE FÉMINISME DÉTRUIT LA FAMILLE

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Selon cette affiche de propagande américaine contre le suffrage féminin, le droit de vote des femmes serait un « danger » pour le foyer, le commerce et l’emploi des hommes. Pire qu’une épidémie mondiale, en somme. Les antiféministes ont décidément le sens de la mesure

Néanmoins, il est certain que les idéaux patriarcaux d’une famille centrée sur un chef qui détient les cordons de la bourse et l’autorité (ce qui va généralement de pair), et dans laquelle la femme est assimilée aux enfants qu’elle met au monde avec la régularité d’un métronome, est plus que menacée par les revendications féministes. Mais peut-on vraiment regretter la disparition progressive de cette configuration… ?

(Question purement rhétorique. Enfin, j’espère).

Dans « The feminine mystique », paru en 1963, l’autrice américaine Betty Friedan évoquait ces foyers de banlieue que la publicité et la propagande post-Seconde Guerre Mondiale cherchaient à faire apparaître comme éminemment désirables, et dans lesquels se mouraient des millions de mères au foyer désœuvrées, shootées aux médicaments et à l’ennui. La destruction de ces poches de désespoir, où l’épouse n’était dans la plupart des cas qu’une ménagère interchangeable, me paraît être l’une des meilleures choses qui soit arrivée au 20 siècle.

A titre personnel, je remercie les combats féministes sans lesquels j’aurais probablement été condamnée à la même vie que ma grand-mère – mariée à 19 ans, mère de trois enfants à 21 ans, un avortement illégal qui a failli la tuer, et les murs de la cuisine pour seul horizon.

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Et rappelons à tous ceux qui geignent que le féminisme « éloigne les femmes de leur famille et/ou de leurs enfants », qu’il leur permet simplement de pouvoir choisir la vie qu’elles veulent mener. Le pack « mari et enfants » n’étant aucunement indispensable au bonheur, il se peut que parfois celui-ci passe à la trappe (encore plus fou : il se peut que certaines femmes ne soient pas hétérosexuelles). De plus, une famille se construit à deux et la démission des hommes en matière domestique et parentale n’est désormais plus considérée comme « naturelle », mais comme une carence. On ne peut que se réjouir que les conjoints et pères fictifs reçoivent de moins en moins d’indulgence.

Et pour cause : on sait désormais que l’absence des pères produit des effets négatifs sur le développement des enfants, mais aussi que les enfants dont les parents sont tous deux actifs sont plus heureux et réussissent mieux que les enfants dont la mère ne travaille pas. 

Oh, et les couples dans lesquels les deux membres se partagent équitablement les tâches sont les plus heureux – bonus non négligeable, ils ont aussi la vie sexuelle la plus épanouie.

Bref : si quelque chose détruit les familles (et l’amour en général), c’est surtout le système patriarcal. 

 

2) LE FÉMINISME DÉTRUIT LES RELATIONS ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES 

C’est l’argument classique par excellence, qui revient dans la bouche des antiféministes avec la même constance que la gastro-entérite au mois de décembre. Est généralement suivi par : « aux États-Unis, on ne peut plus prendre l’ascenseur avec une femme ! » (spoiler : c’est un mythe. Laissez les ascenseurs en dehors de tout ça).

Cet argument est d’autant plus énigmatique qu’il est souvent employé lors des discussions sur les violences faites aux femmes, comme si l’amour et la violence avaient quelque chose à voir l’un avec l’autre.

Ne nous leurrons pas : il ne s’agit ni plus ni moins que d’une tentative de faire taire les femmes, parce qu’on se sent concerné et/ou parce qu’on craint de perdre d’antiques privilèges fondateurs de la masculinité traditionnelle.

On peut s’interroger sur le fait que beaucoup d’hommes ne se sentent pleins et entiers que par l’exercice de leur domination, envisagée comme une démonstration de virilité. Je vous renvoie vers cet article sur la masculinité toxique, qui explique comment la masculinité s’appréhende et se construit en tant qu’outil de pouvoir.

Quoi qu’il en soit, les rapports femmes-hommes sont bien plus menacés par les violences que commettent les hommes sur les femmes que par la dénonciation de celles-ci. Notre indignation devrait plutôt se diriger vers l’incurie de la justice, qui transforme les victimes en coupables et punit un seul violeur (dénoncé) sur dix. 

Je ne sais pas vous, mais un monde sans domination ni violences me paraît bien plus propice à l’amour et au sexe, et plus largement aux rapports (fraternels, amicaux…) entre les femmes et les hommes.

 

 

3) LES HOMMES SONT EN CRISE A CAUSE DES REVENDICATIONS DES FEMMES

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Pour les antiféministes, les femmes ne revendiqueraient pas seulement l’égalité et la possibilité de choisir pour elles-mêmes : elles voudraient aussi prendre la place des hommes. Ce raisonnement sous-entend que les hommes et les femmes disposent d’une essence propre, d’une place spécifique et immuable qui rendrait impossible le « mélange » des genres tels qu’ils sont codifiés. 

Parce que les hommes représentent la norme dans l’inconscient collectif, le fait que les femmes manifestent le désir d’obtenir les mêmes droits – et donc de se placer au centre à leur tour – apparaît comme une défiance. Cela entraînerait de facto un brouillage des frontières qui remet en question l’ordre social tel qu’ils le conçoivent : un changement de paradigme insupportable.

Selon cette grille de lecture, les femmes ne réclament donc pas la possibilité d’être des sujets de droit : elles veulent devenir des hommes.

Les hommes se féminisent !

Les femmes se transforment en hommes !

Éjectés de leur trône, désormais inaptes à dominer, les hommes perdent leur raison d’être. L’égalité devient une menace parce qu’elle attente aux fondations mêmes de leur identité. S’ils ne peuvent plus se prévaloir d’une quelconque supériorité, qui sont-ils réellement, et à quoi servent-ils ? S’il n’y a pas de « place » attitrée pour chaque sexe, alors les fondations sur lesquelles leur vie s’est construite ne seraient-elles finalement que des mensonges ?

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Comme le démontre brillamment l’autrice Olivia Gazalé dans son ouvrage « Le mythe de la virilité », l’argument de la crise de la masculinité existe depuis des siècles. C’est une antienne bien connue, qu’on entend depuis l’époque de la Rome antique et qui a fait entendre son chant plaintif aussi bien à l’époque de la Révolution de 1789 que dans l’entre-deux guerres et les États-Unis des années 1950 – et dans le monde occidental au XXIe siècle, donc.

Si le malaise masculin existe, il est surtout l’illustration d’une impossibilité, pour certains hommes de décorréler la masculinité de la domination sur les femmes. Maintenant que la virilité n’est plus (systématiquement) synonyme de supériorité ni de privilèges, quelle place les hommes doivent-ils occuper ?

La réponse devrait être simple (celles qu’ils veulent), mais dans un monde où tout est normé, structuré, hiérarchisé, elle se heurte à de nombreuses résistances.

 

4) L’AVORTEMENT VA ETRE UTILISÉ COMME UN MOYEN DE CONTRACEPTION (OU : LES FEMMES SONT TROP STUPIDES POUR FAIRE UNE UTILISATION RATIONNELLE DE LEURS DROITS)

 

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Irrationnelles, irresponsables (oserais-je ajouter le désormais célèbre hystériques ?), les femmes ont longtemps été affublées des pires maux, censés justifier leur mise à l’écart de la vie publique.

A cet égard, la légalisation de l’avortement menacerait directement la société, puisque les femmes se transformeraient soudain en « tueuses d’enfants » (une activité sympa à caler le week-end, entre la piscine et le ciné) et utiliseraient la pilule abortive comme on gobe des Smarties.

Cet argument laborieux ne cache en réalité que la volonté de ceux qui l’emploient de contrôler la sexualité des femmes, et donc d’entraver l’autonomie de ces dernières.

Le corps féminin a en effet de tous temps été utilisé comme un outil d’asservissement par les maternités consécutives, le viol comme arme de guerre, ou encore l’impossibilité d’avorter dans de bonnes conditions sanitaires.

Si l’on regarde les chiffres, on constate que la tendance du nombre d’avortements est toujours la même, quel que soit le seuil retenu après une baisse de la fréquence des avortements au début des années 1980, les chiffres sont désormais stables. 

En France, depuis le début des années 2000, le nombre d’IVG est compris entre 215 000 et 230 000 chaque année. Avant la loi Veil de 1975, le nombre d’IVG était estimé à plus de 200 000 chaque année (difficile néanmoins d’en faire une estimation exacte, faute de données officielles). Il a donc peu varié. Mais une chose est sûre : que l’IVG soit illégale ou autorisée, les femmes ne cessent jamais d’avorter parce qu’un accident est vite arrivé, parce que le risque 0 n’existe pas, parce qu’aucun moyen de contraception n’est entièrement fiable. Pénaliser l’avortement n’a donc aucun effet, si ce n’est celui de mettre les femmes en danger.

Par ailleurs, c’est avoir une vision bien fantasmée de l’avortement que de croire qu’il peut être utilisé comme un « moyen de contraception ». D’abord, la contraception vise à rendre les rapports sexuels inféconds, et non à interrompre une grossesse déjà engagée. Ensuite, subir une IVG n’a rien d’une balade de santé : c’est une procédure qui nécessite de se rendre à l’hôpital, et qui est souvent douloureuse. A moins d’être complètement maso, aucune raison, donc, d’utiliser l’avortement comme un « moyen de contraception »… 

Il est intéressant de noter que les opposants à la légalisation de la contraception (eh oui : la contraception a été interdite jusqu’en 1967) utilisaient les mêmes arguments, arguant qu’une contraception en libre accès transformerait le pays en baisodrome géant. « Nous n’allons pas sacrifier la France à la bagatelle », tonnait alors le général de Gaulle. Plus de 50 ans plus tard, force est de constater que le pays n’a pas irrémédiablement sombré dans la luxure et la débauche, mais que la légalisation de la contraception a permis aux femmes – et aux couples en général – de choisir si et quand elles auraient des enfants. Et ça, c’est un progrès.

 

5 ) LE FÉMINISME REND LES FEMMES MALHEUREUSES (ET MOCHES, ET SEULES, ET STÉRILES)

 

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Des femmes libérées… mais à quel prix ?

C’est l’antienne préférée des médias conservateurs, qui s’entêtent à nous faire croire qu’il est impossible d’être à la fois indépendante, épanouie dans son travail et heureuse dans son couple (si on l’est en couple, ce qui n’est pas un gage de bien-être pour les femmes hétérosexuelles).

Comme si le fait d’être une femme « libre » venait nécessairement avec un prix à payer – une sorte de punition, version soft du bûcher des sorcières.

Dans les années 1980, le backlash antiféministe s’est cristallisé sur le célibat des femmes, conséquence supposée de leur quête d’indépendance. De nombreux médias se sont emparé du sujet, titrant en couverture : « La plupart des femmes célibataires de plus de 35 ans peuvent oublier le mariage » (People Magazine) ou encore « Les femmes de 40 ans ont plus de chances de mourir dans une attaque terroriste que de se marier » (Newsweek). Bien entendu, ce célibat serait source d’infinies souffrances, puisque le mariage est la seule et unique aspiration des femmes.

Depuis, les réacs ont refourbi leurs armes, probablement conscients du ridicule de leurs allégations. Mais les articles sur les femmes « surdiplômées et célibataires » ou sur les « difficultés d’être une femme indépendante » continuent de fleurir, semant l’air de rien un délicat vent de panique dans la population féminine. Le message sous-jacent est toujours le même : surtout, ne faites pas trop d’études et ne soyez pas trop intelligente, ou vous risqueriez de passer à côté de votre destin naturel. Surtout, assurez-vous de ne pas trop repousser vos projets de mariage et de maternité (et c’est là que l’horloge biologique, concept inventé dans les années 1980, entre en scène). 

Il y a quelques décennies, de nombreuses affiches de propagande dépeignaient les suffragettes comme des monstres ambulants. « Voulez-vous que les femmes deviennent comme ça ? » interroge cette affiche allemande contre le vote féminin, sur laquelle on peut voir une sorte de créature mi-femme mi-épouvantail. Le féminisme n’aurait pas seulement la faculté de détruire les foyers et d’affaiblir les hommes : il rendrait également les femmes particulièrement repoussantes.

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Au début du 20e siècle, les théories en vogue affirmaient qu’un effort mental trop intense représentait un danger pour la fertilité des femmes. Le vote risquait donc d’atrophier leurs ovaires… et de les rendre stériles.

De nos jours, on ne peut que rire de cette théorie consternante ; cependant, l’idée que le féminisme serait nocif pour les femmes, qu’il rendrait au choix infertiles, laides, malheureuses ou célibataires à vie – voire tout ça en même temps – infuse encore notre inconscient collectif.

L’assimilation des femmes indépendantes aux sorcières ne date évidemment pas d’hier. On sait que des milliers de femmes ont été brûlées à la Renaissance pour avoir manifesté des velléités d’indépendance, qu’il s’agisse de s’affranchir du mariage et de la maternité, ou d’empiéter sur le territoire professionnel des hommes.

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Qu’on les accuse de manger leurs enfants, de pratiquer la sorcellerie, de détruire la cellule familiale, de fragiliser les hommes ou n’importe quelle autre allégation fantaisiste, les féministes portent en tout cas de lourdes responsabilités sur leurs épaules.

Dommage, car l’autonomie des femmes a de réelles vertus (ah, écrire cette phrase en 2020...). On peut notamment évoquer le fait que plus les entreprises comptent de femmes dans leurs instances de direction, et plus elles sont performantes, que les femmes non mariées et sans enfants sont les plus heureuses, et que les femmes diplômées divorcent moins que les autres. 

Si les créateurs de ces jolies affiches avaient su tout ça...

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La journaliste et autrice Benoîte Groult le rappelait très justement : le féminisme n’existe qu’en réaction à la misogynie. Il n’existe pas en soi ; il n’est ni hors sol, ni décorrélé de tout contexte. La « folie » et l’agressivité qu’on prête aux féministes n’est que l’expression d’une peur, celle des hommes de devoir abandonner leurs privilèges. Cela a toujours été ainsi, en 1890 comme en 2020.

A nous, alors, de nous souvenir de cette phrase de Simone de Beauvoir : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant ».

Elle est plus que jamais d’actualité. 

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Pères absents : quand le mal(e) est fait

 

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Crédit illustration : Giuliajrosa ©

 

Le 18 septembre dernier, à l’occasion de la Journée internationale du Pardon (oui, ça existe), l’animateur Benjamin Castaldi présentait dans l’émission Touche pas à mon poste ses excuses à ses fils pour n’avoir pas été « assez présent ». « Quand on vit ses histoires d’amour, il y a forcément des victimes, parce qu’on pense à soi, on est égoïste. (…) C’est évident qu’ils ont senti que je n’étais pas présent, mais maintenant ça va mieux, je suis content », a t-il déclaré, très ému. Des larmes (de crocodile ?) qui ont touché certain.es téléspectateurs et téléspectatrices, et qui en ont agacé d’autres.

 

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Benjamin Castaldi sur le plateau de TPMP, le 18 septembre 2019

Qu’elles soient sincères ou savamment mises en scène, les larmes de Benjamin Castaldi permettent en tout cas de mettre sur la table un problème politique dont on parle peu, et qui a pourtant une importance cruciale dans la lutte pour l’égalité des sexes.

Et ce problème, ce sont les pères démissionnaires.

 

Ça s’en va, et ça revient

Les statistiques nous le disent : de manière générale, les pères ne modifient guère l’organisation de leur vie (qu’il s’agisse de leur activité professionnelle ou de leurs loisirs) à la naissance d’un enfant. Après tout, pourquoi le feraient-ils ? La société n’entretient aucune exigence particulière à leur égard, si ce n’est d’assurer la subsistance du foyer.

En revanche, une femme sur deux réduit ou cesse temporairement son activité professionnelle après une naissance (les statistiques de l’INSEE n’évoquent pas la charge mentale, mais cet élément est également à prendre en compte, même s’il est difficile de le quantifier…).

Beaucoup de mères se retrouvent donc seules (ou presque) à gérer l’éducation des enfants, pendant que papa continue à grimper les échelons professionnels et à jouer au tennis le samedi matin. Il travaille beaucoup. Il n’est pas souvent là. Sa carrière lui prend beaucoup de temps. Etc, etc.

Air connu. Schéma classique.

Pourtant, nombre de pères se montrent (étonnamment) plus disponibles une fois que les gamins ont grandi, et qu’il devient possible de partager avec eux des activités enrichissantes : voyages, sport, visites au musée, etc. Comme Benjamin Castaldi, ils se félicitent alors, l’œil humide, de « rattraper le temps perdu ».

Facile.

Oui, facile de réintégrer la parentalité une fois que tous les obstacles (sommeil fragmenté, crises de nerfs, couches pleines, réunions parents-profs à honorer, etc) ont été balayés, et qu’il ne reste que le meilleur à prendre. Facile de pleurer sur la culpabilité que l’on ressent de n’avoir pas été « assez présent » … Tout en ayant, à l’époque, volontairement décliné la possibilité de l’être.

Car il faudrait être de mauvaise foi pour dire le contraire : passer du temps avec un.e ado de 17 ans n’est pas la même chose que de s’occuper d’un.e enfant de 4 ans. Et oui, disons-le, jouer au football avec son fils ou faire visiter le musée d’Orsay à sa fille est plus exaltant que de changer une couche ou faire avaler sa purée de carottes à un enfant qui pleure.

Facile, donc, de revenir quand le plus gros du travail a été réalisé. Qu’il ne reste que les week-ends à Madrid, les parties de tennis ou de cerf-volant, les déjeuners au restaurant (sans grumeaux dans les cheveux), les concerts, la piscine, le shopping, le bricolage, bref, la partie « fun » de la parentalité.

Par qui ce fameux « temps perdu » a t-il été géré ? Qui a comblé les interstices, qui a assuré le travail d’éducation, qui a mis sa carrière entre parenthèses pour rester disponible, qui a bravé les inévitables tempêtes ? Bingo : les mères. Avec, à la clé, son lot de sacrifices et de renoncements : carrières morcelées (et donc, à la fin du parcours, retraites insuffisantes), absence de temps pour soi et ses loisirs, salaires tronqués, dépendance économique… Ainsi, la désertion des pères (et, par conséquent, l’engloutissement des femmes dans la maternité) constitue l’une des sources les plus évidentes de l’inégalité des sexes.

Quand les pères s’éclipsent, ce ne sont pas seulement les enfants qui trinquent : les mères aussi.

Certes, mieux vaut tard que jamais : un père retardataire vaut certainement mieux que pas de père du tout. Mais l’indisponibilité des pères (notamment lorsque les enfants sont petits, et en particulière demande d’attention) engendre pour les femmes une situation où elles se trouvent contraintes de se sacrifier. Or, a t-on vraiment envie de continuer à vivre dans un monde où la moitié des habitant.es est entravée ?

Et surtout, osons poser la question qui fâche : aurait-on eu les mêmes réactions attendries face à une mère qui avouerait, entre deux sanglots, ne pas s’être occupée de ses enfants lorsqu’ils étaient petits… ?

 

Papa, où t’es : une absence préjudiciable

Nombre de réacs estomaqués que les femmes puissent revendiquer leur autonomie (et leur droit à vivre pleinement leur vie, sans sacrifices ni concessions) recourent souvent à « l’argument » selon lequel un enfant privé de sa mère, parce qu’elle a l’audace de travailler ou d’avoir des activités extérieures, aurait toutes les chances de mal tourner. Et de renchérir sur le déclin de notre civilisation, forcément causé par la libération des femmes et leurs égoïstes désirs d’indépendance (lire à ce sujet le brillant essai Backlash de Susan Faludi).

Cet argument est évidemment fallacieux. Pour commencer, les études prouvent que les enfants dont les deux parents travaillent sont plus heureux et réussissent mieux que ceux dont la mère ne travaille pas.

Et cela semble logique : quoi de mieux pour un enfant que de voir ses parents s’épanouir en dehors du foyer, et d’avoir sous les yeux des modèles d’adultes menant une vie autonome ?

Mais ce n’est pas où je veux en venir. En réalité, l’absence de n’importe quel parent (qu’il s’agisse du père ou de la mère) dans un couple de deux personnes est préjudiciable pour les enfants. Par « absence », je n’entends pas seulement l’absence physique prolongée, mais aussi et surtout l’indisponibilité émotionnelle. Le fait de ne rien partager, de ne pas se tenir au courant de la vie de l’enfant, de ne pas s’en occuper au quotidien, de ne pas prendre le temps nécessaire à la construction d’un lien filial.

Et l’excuse du travail (« je travaille dur pour rapporter de l’argent à ma famille ») a bon dos : pour de nombreux hommes, elle masque surtout l’absence de volonté de s’investir dans la vie familiale et domestique, avec son invariable lot de contraintes et d’agacements.

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Plusieurs études ont montré que l’absence des pères (j’imagine néanmoins que cela vaut pour tout parent, peu importe son sexe et son « statut ») avait de nombreuses conséquences sur le développement des enfants :

♦ Déficiences en matière de confiance en soi et de sécurité émotionnelle, peur accrue de l’abandon

♦ Problèmes scolaires

♦ Délinquance

♦ Risques accrus de consommation d’alcool et/ou de drogues

♦ Effets négatifs sur la santé mentale (risques accrus d’anxiété, de dépression et de suicide)

♦ Difficultés à établir des relations amoureuses stables et pérennes,
Etc.

Bien évidemment, il ne s’agit que de tendances générales : tous les enfants ayant grandi sans la présence d’un de leurs parents ne vont pas mal.

Mais c’est avant tout une question de logique : peut-on vraiment s’étonner qu’un enfant ayant bénéficié d’une présence et d’une attention (à peu près) égales de la part de ses deux parents soit plus heureux et équilibré qu’un enfant dont l’un des parents a été démissionnaire ?

Je le constate autour de moi. Né-es de pères eux-mêmes nés dans les années 50/60, nous sommes nombreux et nombreuses à avoir grandi dans l’ombre d’un père physiquement et émotionnellement lointain, incapable d’effectuer la moindre tâche se rapportant à ses enfants et de suivre le lent déroulé de leurs vies, avec ses rappels de vaccin, ses achats de fournitures scolaires, ses inscriptions au judo, ses maillots de bain mouillés à étendre, ses rendez-vous à honorer.

Parfois, ils pensaient se racheter en nous emmenant à la plage, le samedi matin, ou en nous ramenant une peluche de l’aéroport de Londres. Mais comme toutes les choses partielles, rares, intermittentes, qui ne s’inscrivent pas dans une temporalité suivie, elles n’avaient pas vraiment d’effets. Elles ne créeront à la fin qu’un lien étrange et distendu, échouant à nourrir notre mémoire d’adulte, à la parsemer de souvenirs réconfortants – à nous fournir le socle auquel nous pourrons amarrer nos corps qui ont grandi.

Ces demi-présences créent de nombreux dysfonctionnements, rancœurs et frustrations à peines enfouies, et des adultes qui peinent à s’épanouir sans trop savoir pourquoi ils sont bancals, hésitants – comme une chaise à qui il manquerait un pied.

Seul-es gagnant-es dans cette affaire : les psys, qui plus tard les voient débarquer en grand nombre dans leurs cabinets

 

*

Oui, c’est vrai, élever des enfants n’est pas toujours une partie de plaisir. Oui, c’est exact, la vie de famille est loin d’être une succession de délices ininterrompus. Mais en même temps, personne n’a jamais forcé qui que ce soit à fonder une famille. Réfléchissons à ce que nous voulons vraiment. Avons-nous la volonté de nous rendre disponibles pour nos (futurs) enfants ? Une potentielle vie de famille peut-elle s’accorder avec notre mode de vie – et surtout, nos envies ? Nous vivons à une époque où nous avons le choix. Où les trajectoires de vie peuvent prendre des formes multiples. A nous de choisir celle qui nous convient le mieux.

Et, surtout, n’oublions pas l’aspect politique du sujet. L’égalité entre les femmes et les hommes ne peut advenir tant que les pères continuent à déserter. Tant que l’un des parents peut se faire porter pâle en toute impunité. Nous vivons dans une société qui accepte, voire encourage ce déséquilibre. Mais cela ne signifie pas pour autant que nous devons l’admettre, et encore moins le perpétuer.

Puissent, alors, les nouvelles générations de pères prendre conscience des bienfaits de l’égalité.