Vous aimeriez introduire plus de femmes dans votre bibliothèque ? Vous cherchez des idées de livres à offrir à Noël (ou à ajouter à votre pile à lire, comme on dit dans le métier) ?
Vous avez envie de dire fuck au juré du prix Goncourt qui a (encore) récompensé un homme ? Fuck aux boy’s clubs masculins qui, dans un élan quasi-incestuel, continuent à se promouvoir et se récompenser les uns les autres ? Fuck aux programmes de français qui continuent à invisibiliser les femmes ?
Entrez donc en résistance avec moi : je vous propose dans cet article les 5 meilleurs livres de 2020 écrits par des femmes. Plus que jamais, nous avons besoin d’une pluralité de regards pour enrichir notre imaginaire collectif ; plus que jamais, nous avons besoin des regards féminins.
1 – BETTY, de Tiffany McDaniel
Attention. Je crois que nous tenons là l’un des meilleurs livres de 2020, si ce n’est l’un des meilleurs livres TOUT COURT.
« Betty » est tout simplement un chef-d’œuvre.
L’autrice Tiffany McDaniel s’est inspirée de l’histoire de sa mère pour écrire ce roman qui suit la vie de Betty, née de père Cherokee et de mère Blanche dans l’Ohio des années 50. L’autrice américaine a longtemps dû batailler pour faire publier ce roman, auquel les éditeurs reprochaient de déployer un regard trop « féminin » (sic). On lui conseilla même de remplacer le personnage principal par… un garçon (il est vrai que la littérature manque cruellement de protagonistes masculins !).
« Betty » est difficile par les sujets qu’il aborde (l’inceste, les violences sexuelles), mais il est aussi une démonstration magistrale sur le silence comme outil de perpétuation de la violence. Plus encore, il est d’une beauté rarement égalée, que ce soit dans l’écriture, les réflexions ou les métaphores employées.
En outre, il propose le plus beau personnage de père que j’ai jamais rencontré dans un roman, loin des pères toxiques et/ou absents auxquels nous a habitué la littérature.
Je vous le garantis : vous refermerez ce livre en pleurant.
2- LE SILENCE D’ISRA, de Etaf Rum
Ce roman narre la vie d’Isra, née en Palestine et mariée de force aux Etats-Unis à l’âge de 17 ans. Cloîtrée dans sa nouvelle demeure, forcée à procréer pour « donner » à son mari les héritiers tant attendus, elle ne met au monde que des filles. 18 ans plus tard, c’est la révolte de sa fille aînée, Deya, que l’on va suivre. Un parcours semé d’embûches et de secrets, que ce roman passionnant nous donne à voir. Obscurantisme, difficultés à s’extraire des traditions familiales, condition des femmes dans les pays cadenassés par la religion, servitude volontaire, douleur de l’exil… « Le silence d’Isra » aborde de nombreux sujets, dans une langue fluide et agréable à lire.
3- LA DEUXIEME FEMME, de Louise Mey
En nous plongeant dans la tête de Sandrine, une femme victime de violences conjugales, l’autrice nous donne à voir le fonctionnement du mécanisme d’emprise et la façon dont il se resserre sur la victime, jusqu’à lui ôter toute force et tout esprit critique. C’est vertigineux, révoltant, passionnant. « La deuxième femme » décrit avec précision ce schéma classique et étonnamment rigide, ce cercle infernal dans lequel tant de femmes se retrouvent prisonnières : débuts passionnés, emménagement qui suit dans la foulée, dénigrement, humiliations, piège qui se referme, début des violences physiques. Le personnage de l’homme (dont le nom n’est jamais cité, comme pour mieux souligner son insignifiance) est insupportable, odieux, mais très justement dépeint.
Un livre très puissant pour mieux comprendre le mécanisme d’emprise et la réalité des violences conjugales.
4– FILLE, de Camille Laurens
« Laurence Barraqué grandit avec sa sœur dans les années 1960 à Rouen. « Vous avez des enfants ? demande-t-on à son père. – Non, j’ai deux filles », répond-il. Naître garçon aurait sans doute facilité les choses. Un garçon, c’est toujours mieux qu’une garce. Puis Laurence devient mère dans les années 1990. Être une fille, avoir une fille : comment faire ? Que transmettre ? »
J’ai refermé ce livre (une autofiction déguisée en roman) en me demandant : qu’est-ce qui ne va pas dans notre société pour que l’autobiographie de (presque) toutes les femmes soit émaillée de violences, des plus fugaces aux plus évidentes ?
Ce livre est d’une grande violence, et pourtant il n’en a pas conscience. C’est justement ce qu’il raconte : l’acceptation tacite par les femmes des violences morales, économiques, sexuelles dont elles sont victimes. Mais « Fille » n’est pas que ça. Il est aussi un beau portrait de femme, touchant, drôle parfois, révoltant souvent. Un livre qui remue et invite à la réflexion.
5- LA FILLE DE L’ESPAGNOLE, de Karina Sainz Borgo
« Adelaida Falcón vient d’enterrer sa mère lorsque de violentes manifestations éclatent à Caracas. L’immeuble où elle habite se retrouve au cœur des combats entre jeunes opposants et forces du gouvernement. Expulsée de son logement puis dépouillée de ses affaires au nom de la Révolution, Adelaida parvient à se réfugier chez une voisine, une jeune femme de son âge surnommée «la fille de l’Espagnole». Depuis cette cachette, elle va devoir apprendre à devenir (une) autre et à se battre, pour survivre dans une ville en ruine qui sombre dans la guerre civile »
Un très beau roman à l’écriture puissante, qui comporte de belles pages sur l’exil. A lire non pas tant pour l’intrigue que pour la description (très) crue de la situation politique et sociale du Venezuela.
6- Bonus : LE GENRE DU CAPITAL, de Céline Bessière et Sybille Gollac
OK, ce n’est pas un roman mais un essai. Mais je vous en conjure : lisez-le.
« On sait que le capitalisme au XXIe siècle est synonyme d’inégalités grandissantes entre les classes sociales. Ce que l’on sait moins, c’est que l’inégalité de richesse entre les hommes et les femmes augmente aussi, malgré des droits formellement égaux et la croyance selon laquelle, en accédant au marché du travail, les femmes auraient gagné leur autonomie. Pour comprendre pourquoi, il faut regarder ce qui se passe dans les familles, qui accumulent et transmettent le capital économique afin de consolider leur position sociale d’une génération à la suivante. »
On y apprend comment les femmes se font détrousser par leur propre famille, avec la complicité (consciente ou non) des notaires, des avocat.es et des gestionnaires de patrimoine. Et pourquoi le capital reste aux mains des hommes (dans le monde, les hommes détiennent 50 % de richesses en plus que les femmes).
Saviez-vous que les pensions alimentaires étaient défiscalisées pour celui qui les paye, et taxées pour celles qui les reçoivent ? C’est l’une des nombreuses choses que vous apprendrez dans cet essai brillant.
Annoncée en grande pompe cet été par le gouvernement et votée en octobre à l’Assemblée Nationale, la réforme du congé paternité – qui passerait de 14 jours à 28 jours, dont 7 obligatoires – représente une (maigre) évolution dans le paysage de l’égalité femmes-hommes. Certes, les pays nordiques continueront à se gausser de notre retard à l’allumage, eux dont les parents se partagent équitablement un congé de 480 jours (pour la Suède) et 32 semaines (pour le Danemark).
Néanmoins, cette mesure représentait un fragile espoir, celui d’une parentalité (un peu plus) équitable. Las ! Lundi 9 novembre, alors que le projet de loi était examiné au Sénat, plusieurs sénateurs et sénatrices (à qui je ne saurais que trop conseiller la lecture de mon article sur les “copines du patriarcat”) se sont attelé.e.s à détricoter cette mesure en déposant plusieurs amendements, dont un visant à supprimer les sept jours obligatoires. Les raisons invoquées ? Le doublement du congé paternité serait “compliqué à mettre en oeuvre dans certaines entreprises”, et risquerait de créer “une nouvelle forme de discrimination à l’embauche” pour les hommes. On passera sur le fait que le Sénat ne semble pas autant s’émouvoir de la discrimination à l’embauche qui est faite aux femmes en âge de procréer, mais passons – est-on vraiment étonné.es ?
« À titre personnel, je trouve ça bien que les pères prennent ce congé, mais il n’y aura aucun bénéfice si c’est imposé. Certains pères sont très disposés à donner du temps à leurs enfants qui viennent de naître, d’autres n’en ont pas envie », a également avancé la sénatrice Chantal Deseyne.
J’aimerais qu’on s’arrête un instant sur cette dernière phrase, qui ressemble plus à une blague Carambar qu’à un propos sérieux. Ecoutez-bien : certains pères sont disposés à s’occuper de leurs mômes, mais d’autres n’en ont pas envie. Pas envie. Comme si s’occuper de son enfant qui vient de naître n’était pas une obligation légale, mais une vague option, un truc à prendre ou à laisser selon l’humeur du moment (“tu veux un bonbon ?” “non, là j’ai pas envie”).
Comme si on pouvait faire des enfants sans vraiment en éprouver le désir, en pensant que de toute façon, on s’en fout, c’est bobonne qui s’en occupera. Quelle société accepte encore de tenir un tel discours ? Quelle société peut encore croire que la naissance d’un enfant n’est pas une épreuve face à laquelle les deux parents doivent se montrer unis, mais un événement qui concerne uniquement la mère ?
Vous imaginez, si les mères pouvaient s’occuper de leurs enfants de manière facultative ? Comment réagirait-on si un sénateur ou une sénatrice nous expliquaient que, bon, certaines mères sont tout à fait disposées à s’occuper de leur nouveau-né, mais d’autres préfèrent aller faire un tennis ou partir en déplacement professionnel en Australie parce que changer des couches, on va pas se mentir, c’est pas non plus passionnant ?
Les pères optionnels
En réalité, tout est contenu dans cette seule phrase, tristement révélatrice du niveau (abyssal) de notre pays en matière d’égalité femmes-hommes. En 2020, les mères sont toujours le parent principal, celles qu’on suppose naturellement douées pour s’occuper d’un enfant, comme s’il ne s’agissait pas là d’une compétence qui s’acquiert avec l’expérience. Les mères sont toujours celles sur qui on fait peser le fardeau de la parentalité, comme si les personnes avec qui elles avaient fait ces enfants n’étaient rien d’autre que de vagues figurants, des acteurs à qui on concède le droit de tourner une petite scène de temps à autre, mais pas plus hein, y a bientôt le match de foot qui commence.
Pendant que les mères surinvestissent par obligation sociale le champ de la parentalité, scrutées par des milliers d’yeux inquisiteurs, les pères ont toute latitude pour ne pas se montrer à la hauteur de la tâche qui leur incombe. La naissance d’un enfant persiste à ne pas bouleverser leur quotidien, et pour cause : la société fait tout pour les décharger de leur responsabilité.
Il est assez savoureux de constater que, pour une certaine frange conservatrice, les enfants ont nécessairement besoin d’avoir un papa et une maman, mais que papa a quand même le droit de ne pas s’occuper d’eux s’il n’en a pas envie (vous la voyez, la bonne grosse contradiction ?). Mais enfin ! Les couches, le bain, les petits pots, les réveils nocturnes, c’est un truc de bonne femme. Les pères, eux, n’ont d’utilité que lorsqu’ils font tourner la grosse machine capitaliste. Papa au travail qui gagne des sousous, maman à la maison qui fait la popote : on en est restés là, dans ce schéma qui fleure bon les années 50, le Lexomil et la frustration.
Oui mais attention, papa est juste là pour le décor.
On rappellera qu’aucune société ne peut fonctionner sainement lorsqu’elle organise l’oppression de la moitié de ses membres, et qu’elle prive ses enfants de la présence (réelle, et pas juste figurative) de leur père. L’implication des pères n’a pas seulement un effet bénéfique sur le développement des enfants (faut-il vraiment rappeler cette évidence ?), elle permet aussi d’aboutir à une véritable égalité entre les genres. Lorsque les pères ne prennent pas leur part, en effet, c’est la carrière des femmes qui trinque, avec toutes les conséquences sociales et économiques que cela implique (dépendance économique, précarité en cas de divorce, retraites tronquées…).
On rappellera également qu’on ne peut pas s’inquiéter de la discrimination à l’embauche des pères sans s’inquiéter dans le même temps de la discrimination des mères, sauf à admettre que les femmes sont juste bonnes à faire des bébés et à rester sagement à la maison.
Ce qui est peut-être, au fond, le message que le Sénat a voulu faire passer…
Marie-Alice Dibon est une brillante cheffe d’entreprise qui partage sa vie entre la France et les Etats-Unis. Un jour, à Paris, elle fait la rencontre de Luciano, un chauffeur de taxi de 13 ans son aîné. Ils discutent littérature, elle tombe sous le charme. Cette relation compliquée durera 15 ans, au cours desquels les violences physiques furent a priori absentes. Cette relation n’en était pas moins violente, d’une violence insidieuse et sous-jacente, qui se manifestait notamment par un climat de tension perpétuelle. « J’ai été témoin de crises de panique de [Marie-Alice], quand on était toutes les deux en tête à tête chez eux, parce qu’elle s’était rendu compte qu’elle avait oublié d’acheter du pain« , expliquera plus tard la sœur de Marie-Alice.
Luciano était aussi, selon les dires d’une amie, « jaloux et possessif », du genre à appeler Marie-Alice plusieurs fois par jour et à contrôler ses déplacements. Lorsque celle-ci, à bout, tentait de le quitter, Luciano n’hésitait pas à lui faire du chantage affectif. Il se laissait alors dépérir, perdant plusieurs kilos, lui répétant qu’il ne peut vivre sans elle.
A première vue, on pourrait trouver cette attitude romantique. C’est un signe d’amour, de passion désespérée ; ça brûle, ça fait mal, mais c’est beau. Pourtant, l’amour et le romantisme sont totalement absents de cette histoire. Mais l’emprise, elle, est bien là.
En avril 2019, Marie-Alice quitte une nouvelle fois Luciano. Pour de bon, pense t-elle.
Son corps sera retrouvé 3 jours plus tard dans une valise flottant dans l’Oise.
*
Nastasia Estrade avait 18 ans lorsqu’elle a été égorgée par son compagnon, un Argentin de 23 ans son aîné. Elle venait demanifester le souhait de le quitter. Son conjoint n’avait rien du profil habituel de l’homme violent : casier judiciaire vierge, aucun antécédent de violences, il était décrit par son entourage comme « travailleur, gentil, serviable ».
Une relation sans histoires qui aurait mal tourné ?
Non.
Comme dans toutes les affaires de féminicides, des signes avant-coureurs laissaient présager d’une catastrophe. Roberto refusait de laisser partir Nastasia lorsqu’elle lui disait vouloir mettre un terme à leur relation ; il piquait souvent des crises de colère, se montrait jaloux et suspicieux. Plus la relation se dénoue et plus leurs disputes sont fréquentes, faisant monter une pression qui ne tarde pas à devenir étouffante.
En avril 2017, quelques mois après le début de leur relation, il lui tranche la gorge après qu’elle lui ait annoncé son intention de le quitter.
Cette terrible histoire nous dit une chose importante : les psychopathes n’ont pas le monopole de la violence. Celle-ci s’infiltre partout, dans des couples et des foyers ordinaires, dans le corps et dans la tête de Messieurs Tout-le-Monde.
Les relations toxiques ne sont pas une exception dommageable. Elles ont cours partout, chez nos voisin-es, nos ami-es, nous-mêmes.
Bien sûr, toutes ne connaîtront pas une issue funeste. Mais tous les féminicides ont en commun d’avoir commencé par une relation dysfonctionnelle, construite sur une logique de domination patriarcale.
Les relations toxiques sont toutes différentes, mais elles ont une ossature commune. C’est pourquoi il est crucial d’apprendre à les identifier. Car la meilleure manière de quitter une relation violente, c’est encore de ne jamais y entrer.
Le principal dénominateur commun est la structure de la relation. Celle-ci ressemble à un étau, qui se resserre un peu plus fermement chaque jour. Plus le temps passe, et plus il devient difficile de partir. La peur a fini par s’installer de manière diffuse, tout commel’emprise.
*
La rupture est le premier élément déclencheur du passage à l’acte des féminicides.
Elle le quitte, il la tue.
Dans une majorité des féminicides commis entre 2011 et 2016 (63,44%), aucun fait de violence antérieur n’avait été rapporté à la police. Cela ne signifie pas que ces meurtres se produisent en majorité dans des couples heureux et équilibrés, à la faveur d’un soudain accès de violence, d’un coup de sang inexpliqué, d’un malheureux « pétage de plomb », comme on dit.
Cela signifie simplement que les violences physiques (les plus spectaculaires, les plus évidentes, les plus « reconnues ») sont loin d’être les seuls signaux d’alerte.
En réalité, les relations toxiques ont cette terrible particularité d’être, pour un œil non entraîné, quasi-invisibles.
Différencier l’amour de la violence, une tâche ardue ?
C’est la raison pour laquelle il est si important d’apprendre à distinguer les contours de la violence. A dissocier l’amour de la possession. Vous vous dites que tout le monde, a priori, sait faire la distinction ? Et pourtant.
Dans un monde patriarcal où les relations toxiques sont mises en exergue dans de nombreuses productions culturelles (films, chansons, romans, séries…), les femmes grandissent avec une vision faussée de l’amour. Elles finissent par confondre soin de l’autre et possession, sentiments et violences, amour et emprise. Et par oublier qu’une relation saine est une relation d’égale à égal, et non une relation basée sur des logiques de domination.
« Pour moi, ça a commencé comme un conte de fées. Il se montrait follement amoureux, aux petits soins. Notre relation a très vite décollé, on s’est installés ensemble au bout de 2 mois. Et puis il a fini par montrer son vrai visage, me convaincant d’arrêter ma formation « minable » de graphiste, m’isolant de mes amies, critiquant mes moindres faits et gestes. J’ai perdu toute confiance en moi, mais j’étais persuadée qu’il faisait ça par amour. C’est ma mère qui a fini par me sauver ».
Imprégnées d’images pornographiques qui normalisent la violence contre les femmes, abreuvées d’histoires où la jalousie fait figure de preuve d’amour, où la possession rime avec passion, où l’amour fait mal, où le schéma récurrent est celui d’un homme en position de domination (financière, culturelle, professionnelle, d’expérience…) sur une femme qui se soumet à lui avec bonheur, elles n’apprennent jamais ce qu’est une relation saine, égalitaire et exempte de tout mécanisme de domination.
Un exemple classique de relation toxique glamourisée par la « littérature » (ahem), puis le cinéma
On dit parfois, en évoquant l’épilogue fatal de certaines relations : « il n’y avait pas de signes avant-coureurs » ; « il n’a jamais été violent avec elle, je ne comprends pas », « je n’aurais jamais pu penser que cela se finirait comme ça ».
C’est parce que nous avons pris l’habitude de fermer les yeux sur des comportements toxiques ; parce que nous avons appris à prendre pour des attitudes normales des comportements violents ; parce que nous ne savons pas distinguer la violence (notamment psychologique) du cours normal des choses ; parce que nous avons appris à voir dans des signes de violence (la jalousie, la possession…) de jolies preuves d’amour.
Notre éducation nous pousse aussi à entretenir une vision uniforme et erronée de la violence. Or, celle-ci est loin de se résumer à sa seule forme physique. Elle se niche aussi et surtout dans les agissements, les mots, les comportements.
Les signes annonciateurs de la catastrophe
Votre conjoint se montre jaloux, suspicieux. Il fouille régulièrement votre portable, votre boite mail, votre courrier, voire contrôle vos déplacements. Alerte rouge : il place un traceur GPS dans votre téléphone ou votre véhicule.
Il vous reproche d’être trop coquette ou de trop attirer les regards masculins, et vous demande de vous maquiller moins ou de changer votre manière de vous habiller, notamment lorsque vous sortez sans lui.
Il bride votre liberté (de penser, de circuler, d’agir…).
Il souffle en permanence le chaud et le froid.
Il utilise le gaslighting, cette technique de manipulation émotionnelle visant à faire douter la victime de sa raison et par extension de sa réalité (par exemple : en niant avoir dit des mots qu’il a pourtant prononcé, en mentant éhontément, en semant la confusion, en traitant la victime de folle…)
Il exerce un contrôle sur vous, votre vie, vos décisions, vos finances. Alerte rouge : il vous pousse à quitter votre travail ou vos études et/ou confisque vos moyens de paiement.
Il vous isole de votre entourage (famille, amis, collègues…), en prétextant qu’il fait cela pour votre bien. Alerte rouge : vous ne pouvez plus sortir sans lui / chaque sortie sans lui s’accompagne de messages et de coups de téléphone intempestifs.
Il vous dévalorise, vous rabaisse, vous humilie, vous fait des reproches constants. Vous avez l’impression de n’être jamais assez bien.
Lorsque vous êtes en public, il se montre charmant, mais en privé, il change de comportement. Alerte rouge : cette stratégie vise à assurer son impunité et à effacer tout soupçon.
Il procède à une inversion de la culpabilité, en justifiant ses actes par une cause extérieure (vous) : « oui, j’ai crié mais tu t’es mal comportée », « tu as vu comme tu m’as parlé ? », « tu ne fais aucun effort, c’est normal que je finisse par m’emporter ».
Il instaure un climat de peur, de tension. Vous vous retrouvez à marcher sur des œufs en permanence. Alerte rouge : les disputes sont de plus en plus fréquentes, même si elles concernent des sujets anodins.
Vous avez peur de le quitter. Alerte rouge : il commence à faire du chantage au suicide lorsque vous évoquez une possible rupture.
Vous n’êtes pas heureuse ; vous sentez que vos besoins ne sont pas respectés.
« J’ai rencontré J-B sur Tinder. Je me souviens d’une conversation, à deux jours de notre rencontre, qui m’avait un peu perturbée. Il voulait parler de comment on gérait la sexualité, je lui ai dis que j’étais assez libérée, que je n’avais pas forcément de tabou, et que le plaisir de l’autre était plus important que le mien. Il m’avait répondu que lui aussi, il se donnait beaucoup, et que son plaisir à lui n’était pas important. Avec le recul je trouve ça étrange qu’il ait répondu la même chose que moi, ça faisait vraiment « promo pas chère », mais sur le coup j’ai pensé « wow enfin un mec bien ».
Mais quand je l’ai ramené chez moi, les soucis ont démarré. Il m’a d’abord pénétrée sans me le demander, puis il a râlé quand je lui ai demandé de mettre une capote. La suite a été à l’avenant : on s’engueule beaucoup, il ne supporte pas mon caractère, prend mal tout ce que je dis pour me défendre. Au lit, il ne me déshabille jamais, ne me touche jamais. Un jour il me gifle « pour rire ». Je suis choquée, je pleure, je lui dis qu’il est allé trop loin, que je ne supporte pas la violence. Il me dit que j’abuse, qu’il a pas fait exprès, qu’il me taquinait, que « ça va, c’est rien », que je dramatise toujours tout, que j’ai qu’à lui expliquer pourquoi je n’aime pas ça, qu’il ne peut pas deviner. Il me critique, refuse de m’adresser la parole quand il estime que je lui aie manqué de respect […]
La dernière fois, la fois de trop, on s’engueule comme d’habitude, ça part un peu plus loin, et il frappe avec son poing très violemment la porte, qui venait d’être fermée, juste à côté de mon visage. Je suis partie, et je ne l’ai plus jamais revu après ça. Aujourd’hui je ne suis plus du tout sereine dans mes relations avec l’autre, qu’elles soient amoureuses ou passagères. Je ne peux plus faire confiance, je n’ai plus l’énergie de m’en remettre à chaque fois. »
Typiquement, une relation toxique commence par une phase de séduction, pendant laquelle l’agresseur va déployer monts et merveilles pour « ferrer » sa proie. Puis il va commencer à l’isoler, la couper de ses proches pour l’affaiblir. Vient ensuite les processus de dévalorisation et d’inversion de la culpabilité (« tu me pousses à bout », « si tu n’étais pas aussi chiante, je réagirais autrement…», « c’est ta faute si notre couple va mal »).
L’emprise s’installe avec une succession de violences (rappel : les violences ne sont pas QUE physiques) et de phases d’apaisement. Une fois sous emprise, la victime aura de plus en plus de mal à partir. Son discernement sera altéré, ses moyens de défense affaiblis.
La psychiatre Marie-France Hirigoyen, qui a travaillé sur le phénomène d’emprise, décrit ce dernier comme un iceberg. Seule sa surface émergée est visible : les coups, les violences physiques, et au sommet, les féminicides. Mais sous la surface flotte la violence psychologique, celle que l’on ne peut voir à l’oeil nu : les mots dévalorisants, le contrôle, la jalousie, le climat de tension. C’est cette violence invisible qui prépare le terrain, et rend possible l’issue funeste.
Que faire ?
C’est une réalité : il vaut toujours mieux prévenir que guérir. Mais si vous êtes dans une relation toxique, sachez qu’il est possible d’en sortir.
La première étape – et c’est souvent la plus difficile – est de prendre conscience qu’on est dans une relation violente. Une fois que ce pas a été franchi, il faut parler. A ses proches, à une personne de confiance, à des associations qui viennent en aide aux victimes (voir plus bas). En cas de violences, vous pouvez porter plainte – ne déposez pas de main courante, qui ne déclenche aucune action et ne sert donc à rien dans ce cas précis. Ensuite, lorsque vous êtes disposée à partir, entourez-vous du mieux que vous pouvez. Il est important de ne pas rester seule.
Enfin, si l’on est un.e proche de victime, la tentation peut être grande de minimiser les faits, voire de faire preuve de complaisance (« il est seulement jaloux, ce n’est pas bien grave » ; « ça va, il n’a jamais levé la main sur elle »). Apprenez à repérer les signaux d’alarme, même les plus « faibles », et sachez accorder de l’importance au ressenti de la victime. Si vous la sentez éloignée, triste, éteinte ou apeurée, c’est probablement qu’elle est en danger.