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Backlash : l’inévitable retour de bâton

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Alors que les coutures du vieux monde craquellent de partout, et que ses habitants s’accrochent avec désespoir à leur trône branlant (en décernant des Césars à un pédophile multirécidiviste, par exemple), les femmes qui appellent de leurs vœux un monde plus égalitaire, plus respirable et plus ouvert ne peuvent constater qu’une chose : leurs revendications font peur.

Plus que la domination masculine, plus que le viol, plus que l’abus de pouvoir.

A chaque avancée féministe, puisque c’est de cela qu’il s’agit, certains hommes (mais aussi certaines femmes) ruent dans les brancards, affolés par la perspective de devoir abandonner leur position de dominants, leurs privilèges indus, leurs fantasmes de puissance.

C’est ce qu’on appelle le backlash (ou retour de bâton en bon français). Dans son ouvrage éponyme, paru en 1991, l’autrice Susan Faludi écrivait qu’il s’agit d’un phénomène récurrent, qui « revient à chaque fois que les femmes commencent à progresser vers l’égalité, un gel apparemment inévitable des brèves floraisons du féminisme ». A cette époque, les droits des femmes subissaient une contre-offensive visant à faire croire que l’égalité avait déjà été atteinte et que « le chemin qui conduit les femmes vers les sommets ne fait que les précipiter, en réalité, au fond de l’abîme ». 

Parce qu’ils ne supportent pas l’idée d’un monde non polarisé, non fondé sur des logiques de domination (hommes/femmes, forts/faibles…), les tenant-es de l’ordre ancien n’hésitent pas à sortir les larmes de crocodile et à dégainer une rhétorique qui vise à museler les ardeurs égalitaires des femmes. On le verra, les arguments et éléments de langage auxquels ils recourent sont les mêmes depuis des décennies : consubstantiels à l’émergence du féminisme, ils n’ont jamais changé.

« On est en train de détruire l’amour et les relations hommes/femmes !

C’est la famille qu’on assassine !

Les hommes sont perdus, dépossédés d’eux-mêmes !

On ne peut plus rien dire ! »

La rhétorique anti-féministe est solidement ancrée ; elle ne varie pas d’une époque à une autre. De tous temps, les femmes aspirant à l’égalité ont été accusées de vouloir détruire les hommes, la famille, l’amour, le sexe, la paix  dans le monde (sacré pouvoir qu’on leur confie là). Qu’elles demandent le droit de vote ou le droit de pouvoir avorter, elles ont à chaque fois été accusées de nourrir des velléités de vengeance et de destruction.

La citation de l’évangéliste américain Pat Robertson, en 1992, est à cet égard devenue culte : « Le féminisme est un mouvement politique socialiste et anti-famille, qui encourage les femmes à quitter leurs maris, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et devenir lesbiennes ».

N’oublions pas que les droits qui nous paraissent « normaux », voire évidents aujourd’hui – voter, disposer de son propre compte en banque, pouvoir travailler sans l’accord d’un quelconque chaperon, avoir librement accès à la contraception – étaient considérés il y a quelques décennies comme une monstruosité, une défiance à l’ordre (supposément) naturel, une menace pour la société tout entière. Les affiches de propagande qui émaillent l’article en sont le douloureux témoin.

Les droits que les femmes s’acharnent désormais à conquérir – le droit de ne pas subir de violences sexistes et sexuelles, de ne pas être harcelée au travail, d’être payée autant que les hommes, d’avoir accès aux mêmes postes que les hommes, etc – se voient opposer la même résistance que celle qui avait cours autrefois pour le droit de vote, le droit d’avorter, le droit de travailler, etc.

L’Histoire se répète inlassablement ; le retour de bâton est toujours fidèle au rendez-vous.

Voyons alors, au travers des « arguments » les plus couramment usités, comment les femmes (et le féminisme en général) deviennent des boucs émissaires dès lors qu’elles commencent à revendiquer leurs droits.

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Où l’on apprend que le patriarcat est un « fantasme », que préférer le foot féminin est une tare, et où l’on ressort l’argument made in 18e siècle de la folie. 

1) LE FÉMINISME DÉTRUIT LA FAMILLE

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Selon cette affiche de propagande américaine contre le suffrage féminin, le droit de vote des femmes serait un « danger » pour le foyer, le commerce et l’emploi des hommes. Pire qu’une épidémie mondiale, en somme. Les antiféministes ont décidément le sens de la mesure

Néanmoins, il est certain que les idéaux patriarcaux d’une famille centrée sur un chef qui détient les cordons de la bourse et l’autorité (ce qui va généralement de pair), et dans laquelle la femme est assimilée aux enfants qu’elle met au monde avec la régularité d’un métronome, est plus que menacée par les revendications féministes. Mais peut-on vraiment regretter la disparition progressive de cette configuration… ?

(Question purement rhétorique. Enfin, j’espère).

Dans « The feminine mystique », paru en 1963, l’autrice américaine Betty Friedan évoquait ces foyers de banlieue que la publicité et la propagande post-Seconde Guerre Mondiale cherchaient à faire apparaître comme éminemment désirables, et dans lesquels se mouraient des millions de mères au foyer désœuvrées, shootées aux médicaments et à l’ennui. La destruction de ces poches de désespoir, où l’épouse n’était dans la plupart des cas qu’une ménagère interchangeable, me paraît être l’une des meilleures choses qui soit arrivée au 20 siècle.

A titre personnel, je remercie les combats féministes sans lesquels j’aurais probablement été condamnée à la même vie que ma grand-mère – mariée à 19 ans, mère de trois enfants à 21 ans, un avortement illégal qui a failli la tuer, et les murs de la cuisine pour seul horizon.

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Et rappelons à tous ceux qui geignent que le féminisme « éloigne les femmes de leur famille et/ou de leurs enfants », qu’il leur permet simplement de pouvoir choisir la vie qu’elles veulent mener. Le pack « mari et enfants » n’étant aucunement indispensable au bonheur, il se peut que parfois celui-ci passe à la trappe (encore plus fou : il se peut que certaines femmes ne soient pas hétérosexuelles). De plus, une famille se construit à deux et la démission des hommes en matière domestique et parentale n’est désormais plus considérée comme « naturelle », mais comme une carence. On ne peut que se réjouir que les conjoints et pères fictifs reçoivent de moins en moins d’indulgence.

Et pour cause : on sait désormais que l’absence des pères produit des effets négatifs sur le développement des enfants, mais aussi que les enfants dont les parents sont tous deux actifs sont plus heureux et réussissent mieux que les enfants dont la mère ne travaille pas. 

Oh, et les couples dans lesquels les deux membres se partagent équitablement les tâches sont les plus heureux – bonus non négligeable, ils ont aussi la vie sexuelle la plus épanouie.

Bref : si quelque chose détruit les familles (et l’amour en général), c’est surtout le système patriarcal. 

 

2) LE FÉMINISME DÉTRUIT LES RELATIONS ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES 

C’est l’argument classique par excellence, qui revient dans la bouche des antiféministes avec la même constance que la gastro-entérite au mois de décembre. Est généralement suivi par : « aux États-Unis, on ne peut plus prendre l’ascenseur avec une femme ! » (spoiler : c’est un mythe. Laissez les ascenseurs en dehors de tout ça).

Cet argument est d’autant plus énigmatique qu’il est souvent employé lors des discussions sur les violences faites aux femmes, comme si l’amour et la violence avaient quelque chose à voir l’un avec l’autre.

Ne nous leurrons pas : il ne s’agit ni plus ni moins que d’une tentative de faire taire les femmes, parce qu’on se sent concerné et/ou parce qu’on craint de perdre d’antiques privilèges fondateurs de la masculinité traditionnelle.

On peut s’interroger sur le fait que beaucoup d’hommes ne se sentent pleins et entiers que par l’exercice de leur domination, envisagée comme une démonstration de virilité. Je vous renvoie vers cet article sur la masculinité toxique, qui explique comment la masculinité s’appréhende et se construit en tant qu’outil de pouvoir.

Quoi qu’il en soit, les rapports femmes-hommes sont bien plus menacés par les violences que commettent les hommes sur les femmes que par la dénonciation de celles-ci. Notre indignation devrait plutôt se diriger vers l’incurie de la justice, qui transforme les victimes en coupables et punit un seul violeur (dénoncé) sur dix. 

Je ne sais pas vous, mais un monde sans domination ni violences me paraît bien plus propice à l’amour et au sexe, et plus largement aux rapports (fraternels, amicaux…) entre les femmes et les hommes.

 

 

3) LES HOMMES SONT EN CRISE A CAUSE DES REVENDICATIONS DES FEMMES

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Pour les antiféministes, les femmes ne revendiqueraient pas seulement l’égalité et la possibilité de choisir pour elles-mêmes : elles voudraient aussi prendre la place des hommes. Ce raisonnement sous-entend que les hommes et les femmes disposent d’une essence propre, d’une place spécifique et immuable qui rendrait impossible le « mélange » des genres tels qu’ils sont codifiés. 

Parce que les hommes représentent la norme dans l’inconscient collectif, le fait que les femmes manifestent le désir d’obtenir les mêmes droits – et donc de se placer au centre à leur tour – apparaît comme une défiance. Cela entraînerait de facto un brouillage des frontières qui remet en question l’ordre social tel qu’ils le conçoivent : un changement de paradigme insupportable.

Selon cette grille de lecture, les femmes ne réclament donc pas la possibilité d’être des sujets de droit : elles veulent devenir des hommes.

Les hommes se féminisent !

Les femmes se transforment en hommes !

Éjectés de leur trône, désormais inaptes à dominer, les hommes perdent leur raison d’être. L’égalité devient une menace parce qu’elle attente aux fondations mêmes de leur identité. S’ils ne peuvent plus se prévaloir d’une quelconque supériorité, qui sont-ils réellement, et à quoi servent-ils ? S’il n’y a pas de « place » attitrée pour chaque sexe, alors les fondations sur lesquelles leur vie s’est construite ne seraient-elles finalement que des mensonges ?

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Comme le démontre brillamment l’autrice Olivia Gazalé dans son ouvrage « Le mythe de la virilité », l’argument de la crise de la masculinité existe depuis des siècles. C’est une antienne bien connue, qu’on entend depuis l’époque de la Rome antique et qui a fait entendre son chant plaintif aussi bien à l’époque de la Révolution de 1789 que dans l’entre-deux guerres et les États-Unis des années 1950 – et dans le monde occidental au XXIe siècle, donc.

Si le malaise masculin existe, il est surtout l’illustration d’une impossibilité, pour certains hommes de décorréler la masculinité de la domination sur les femmes. Maintenant que la virilité n’est plus (systématiquement) synonyme de supériorité ni de privilèges, quelle place les hommes doivent-ils occuper ?

La réponse devrait être simple (celles qu’ils veulent), mais dans un monde où tout est normé, structuré, hiérarchisé, elle se heurte à de nombreuses résistances.

 

4) L’AVORTEMENT VA ETRE UTILISÉ COMME UN MOYEN DE CONTRACEPTION (OU : LES FEMMES SONT TROP STUPIDES POUR FAIRE UNE UTILISATION RATIONNELLE DE LEURS DROITS)

 

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Irrationnelles, irresponsables (oserais-je ajouter le désormais célèbre hystériques ?), les femmes ont longtemps été affublées des pires maux, censés justifier leur mise à l’écart de la vie publique.

A cet égard, la légalisation de l’avortement menacerait directement la société, puisque les femmes se transformeraient soudain en « tueuses d’enfants » (une activité sympa à caler le week-end, entre la piscine et le ciné) et utiliseraient la pilule abortive comme on gobe des Smarties.

Cet argument laborieux ne cache en réalité que la volonté de ceux qui l’emploient de contrôler la sexualité des femmes, et donc d’entraver l’autonomie de ces dernières.

Le corps féminin a en effet de tous temps été utilisé comme un outil d’asservissement par les maternités consécutives, le viol comme arme de guerre, ou encore l’impossibilité d’avorter dans de bonnes conditions sanitaires.

Si l’on regarde les chiffres, on constate que la tendance du nombre d’avortements est toujours la même, quel que soit le seuil retenu après une baisse de la fréquence des avortements au début des années 1980, les chiffres sont désormais stables. 

En France, depuis le début des années 2000, le nombre d’IVG est compris entre 215 000 et 230 000 chaque année. Avant la loi Veil de 1975, le nombre d’IVG était estimé à plus de 200 000 chaque année (difficile néanmoins d’en faire une estimation exacte, faute de données officielles). Il a donc peu varié. Mais une chose est sûre : que l’IVG soit illégale ou autorisée, les femmes ne cessent jamais d’avorter parce qu’un accident est vite arrivé, parce que le risque 0 n’existe pas, parce qu’aucun moyen de contraception n’est entièrement fiable. Pénaliser l’avortement n’a donc aucun effet, si ce n’est celui de mettre les femmes en danger.

Par ailleurs, c’est avoir une vision bien fantasmée de l’avortement que de croire qu’il peut être utilisé comme un « moyen de contraception ». D’abord, la contraception vise à rendre les rapports sexuels inféconds, et non à interrompre une grossesse déjà engagée. Ensuite, subir une IVG n’a rien d’une balade de santé : c’est une procédure qui nécessite de se rendre à l’hôpital, et qui est souvent douloureuse. A moins d’être complètement maso, aucune raison, donc, d’utiliser l’avortement comme un « moyen de contraception »… 

Il est intéressant de noter que les opposants à la légalisation de la contraception (eh oui : la contraception a été interdite jusqu’en 1967) utilisaient les mêmes arguments, arguant qu’une contraception en libre accès transformerait le pays en baisodrome géant. « Nous n’allons pas sacrifier la France à la bagatelle », tonnait alors le général de Gaulle. Plus de 50 ans plus tard, force est de constater que le pays n’a pas irrémédiablement sombré dans la luxure et la débauche, mais que la légalisation de la contraception a permis aux femmes – et aux couples en général – de choisir si et quand elles auraient des enfants. Et ça, c’est un progrès.

 

5 ) LE FÉMINISME REND LES FEMMES MALHEUREUSES (ET MOCHES, ET SEULES, ET STÉRILES)

 

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Des femmes libérées… mais à quel prix ?

C’est l’antienne préférée des médias conservateurs, qui s’entêtent à nous faire croire qu’il est impossible d’être à la fois indépendante, épanouie dans son travail et heureuse dans son couple (si on l’est en couple, ce qui n’est pas un gage de bien-être pour les femmes hétérosexuelles).

Comme si le fait d’être une femme « libre » venait nécessairement avec un prix à payer – une sorte de punition, version soft du bûcher des sorcières.

Dans les années 1980, le backlash antiféministe s’est cristallisé sur le célibat des femmes, conséquence supposée de leur quête d’indépendance. De nombreux médias se sont emparé du sujet, titrant en couverture : « La plupart des femmes célibataires de plus de 35 ans peuvent oublier le mariage » (People Magazine) ou encore « Les femmes de 40 ans ont plus de chances de mourir dans une attaque terroriste que de se marier » (Newsweek). Bien entendu, ce célibat serait source d’infinies souffrances, puisque le mariage est la seule et unique aspiration des femmes.

Depuis, les réacs ont refourbi leurs armes, probablement conscients du ridicule de leurs allégations. Mais les articles sur les femmes « surdiplômées et célibataires » ou sur les « difficultés d’être une femme indépendante » continuent de fleurir, semant l’air de rien un délicat vent de panique dans la population féminine. Le message sous-jacent est toujours le même : surtout, ne faites pas trop d’études et ne soyez pas trop intelligente, ou vous risqueriez de passer à côté de votre destin naturel. Surtout, assurez-vous de ne pas trop repousser vos projets de mariage et de maternité (et c’est là que l’horloge biologique, concept inventé dans les années 1980, entre en scène). 

Il y a quelques décennies, de nombreuses affiches de propagande dépeignaient les suffragettes comme des monstres ambulants. « Voulez-vous que les femmes deviennent comme ça ? » interroge cette affiche allemande contre le vote féminin, sur laquelle on peut voir une sorte de créature mi-femme mi-épouvantail. Le féminisme n’aurait pas seulement la faculté de détruire les foyers et d’affaiblir les hommes : il rendrait également les femmes particulièrement repoussantes.

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Au début du 20e siècle, les théories en vogue affirmaient qu’un effort mental trop intense représentait un danger pour la fertilité des femmes. Le vote risquait donc d’atrophier leurs ovaires… et de les rendre stériles.

De nos jours, on ne peut que rire de cette théorie consternante ; cependant, l’idée que le féminisme serait nocif pour les femmes, qu’il rendrait au choix infertiles, laides, malheureuses ou célibataires à vie – voire tout ça en même temps – infuse encore notre inconscient collectif.

L’assimilation des femmes indépendantes aux sorcières ne date évidemment pas d’hier. On sait que des milliers de femmes ont été brûlées à la Renaissance pour avoir manifesté des velléités d’indépendance, qu’il s’agisse de s’affranchir du mariage et de la maternité, ou d’empiéter sur le territoire professionnel des hommes.

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Qu’on les accuse de manger leurs enfants, de pratiquer la sorcellerie, de détruire la cellule familiale, de fragiliser les hommes ou n’importe quelle autre allégation fantaisiste, les féministes portent en tout cas de lourdes responsabilités sur leurs épaules.

Dommage, car l’autonomie des femmes a de réelles vertus (ah, écrire cette phrase en 2020...). On peut notamment évoquer le fait que plus les entreprises comptent de femmes dans leurs instances de direction, et plus elles sont performantes, que les femmes non mariées et sans enfants sont les plus heureuses, et que les femmes diplômées divorcent moins que les autres. 

Si les créateurs de ces jolies affiches avaient su tout ça...

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La journaliste et autrice Benoîte Groult le rappelait très justement : le féminisme n’existe qu’en réaction à la misogynie. Il n’existe pas en soi ; il n’est ni hors sol, ni décorrélé de tout contexte. La « folie » et l’agressivité qu’on prête aux féministes n’est que l’expression d’une peur, celle des hommes de devoir abandonner leurs privilèges. Cela a toujours été ainsi, en 1890 comme en 2020.

A nous, alors, de nous souvenir de cette phrase de Simone de Beauvoir : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant ».

Elle est plus que jamais d’actualité. 

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La rhétorique réactionnaire : comment parlent les dominants lorsqu’ils craignent pour leurs privilèges

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Illustration : Eugenia Loli ©

Ces dernières semaines, deux événements n’ayant – a priori – aucun rapport l’un avec l’autre se sont télescopés. 

Tout d’abord, les révélations de Médiapart sur les dîners fastueux organisés aux frais du contribuable par François de Rugy, qui a depuis démissionné de son poste de Ministre de la transition écologique.

Puis la venue de Greta Thunberg, la jeune militante écologiste suédoise, à l’Assemblée nationale le 23 juillet dernier.

Chacun de ces deux événements a « libéré » une parole réactionnaire. La première niait avec véhémence les abus et la corruption ayant cours dans la vie politique. La seconde s’insurgeait du fait qu’une adolescente de seize ans puisse s’emparer du discours politique, au motif que celle-ci serait « trop jeune », « incompétente », « manipulée » – les pleurnicheries, insultes et tweets rageurs s’accompagnant parfois d’appels au boycott.

On pourrait se contenter de fustiger le vieuxconnisme flamboyant de nos politiques, mais je trouvais intéressant d’analyser ces discours, car ils mettent en exergue la rhétorique habituellement utilisée par les dominants lorsqu’ils vacillent de leur piédestal.

Comme on le verra, les méthodes employées sont toujours les mêmes. Pour contrer la justice et le progrès social, les conservateurs emploient des armes qu’ils espèrent tranchantes, mais qui s’avèrent désespérément rouillées.

 

Dévoyer le sens des mots : l’exemple de la « délation »

La délation, ce mot sombre qui évoque les pires heures de l’Histoire, est définie comme une « dénonciation intéressée, méprisable, inspirée par la vengeance, la jalousie ou la cupidité » (Larousse). Elle consiste à fournir des informations concernant un individu, en général à l’insu de ce dernier, pour un motif généralement contraire à la morale ou à l’éthique.

Mot fort et lourd de symboles, il a fait son grand retour médiatique à l’occasion du mouvement « Me too », lorsque les agresseurs, acculés, ont tenté de se raccrocher aux branches en se faisant passer pour les victimes d’un terrible complot.

Ainsi, les femmes qui dénoncent les violences dont elles ont été victimes feraient quelque chose de honteux et de méprisable, et leur volonté de trouver justice serait éthiquement condamnable.

Mais cette technique qui consiste à inverser les rôles (et donc la culpabilité), tout aussi grotesque qu’elle soit, n’a rien de très surprenant.

Lorsque les dominants se font épingler pour des actes juridiquement répréhensibles (violences, corruption, abus de pouvoir, etc), l’un des seuls mécanismes de défense qu’ils peuvent actionner est celui qui consiste à se dire victime d’une cabale.

C’est, par exemple, Denis Baupin qui attaque en diffamation les femmes qu’il a agressées sexuellement (fort heureusement, le karma existe : il a été débouté ).

Et donc, le terme de « délation » (un acte motivé par la vengeance) est devenu dans la bouche des dominant.es pris.es la main dans le sac un synonyme de « dénonciation » (un acte visant à faire justice). Un glissement sémantique dont personne ne semble s’émouvoir.

Dans l’affaire de Rugy, alors que Mediapart n’a fait que révéler des faits moralement et juridiquement condamnables (exerçant ainsi sa mission, qui est d’informer), les accusations de délation n’ont pas tardé à faire leur come-back (on les attendait : elles reviennent toujours). « Il y a encore dans notre pays le droit de la défense, la possibilité de réponse, sinon ça devient la République de la délation », a ainsi répliqué Emmanuel Macron, lorsqu’il fut sommé de s’expliquer.

Donc, quiconque révélerait des faits moralement et/ou juridiquement condamnables ferait de la « délation ». Drôle de conception de l’éthique et de la justice – d’autant que cela ne supprime aucunement à la personne dénoncée son droit à se défendre.

François de Rugy a quant à lui évoqué un « journalisme de démolition », se comparant à une « cible [qu’on] crible de flèches ».
Mais quelle est la différence entre le « journalisme de démolition », si tant est qu’une telle chose existe, et le journalisme d’investigation ? A moins que le droit d’informer, pilier essentiel de toute démocratie, ne devienne soudainement incriminable lorsqu’il révèle les abus de pouvoir des puissant.es ?

 

Rhétorique de la mauvaise foi : quand les puissant.es tentent de défendre leurs privilèges

Dans l’exercice de mauvaise foi auquel semblent se livrer nombre de dominant.es, le recours aux sophismes est particulièrement prisé.

L’un des plus connus est « l’épouvantail » (dit aussi « homme de paille »), technique qui consiste à travestir les arguments de son adversaire ou à les présenter de manière erronée, de sorte qu’il devient facile de les ridiculiser.

Mais l’exagération est une autre technique fréquemment utilisée. Voyons ainsi cet extrait d’un article concernant la venue de Greta Thunberg à l’Assemblée nationale, publié sur le site Agoravox :

« La défense de notre environnement ne mérite-t-elle pas mieux qu’un gourou instrumentalisé, jouant sur les peurs et les émotions collectives à des fins de culpabilisation individuelle ? » […] Ou comment une militante écologiste de 16 ans se transforme en leader d’une secte dangereuse, qui cherche à manipuler l’opinion pour mieux répandre son idéologie dévastatrice.

Je ne résiste d’ailleurs pas à vous partager cet autre extrait, tout à fait savoureux :
« Le monde attendait un leader écologique charismatique, légitime et compétent. On vient de lui servir un grand chaman de l’écolo-catastrophisme »

Cet argument est d’une mauvaise foi confondante, car les messages écologistes, même prononcés par de grands « leaders » bardés de diplômes, provoquent la même irritation chez les réacs. Et pour cause : l’urgence écologique se heurte violemment au dogme capitaliste, sur lequel repose nos sociétés modernes. Inutile de faire semblant d’attendre un grand messie qui nous sensibilisera intelligemment à la question (le rapport du GIEC, publié en octobre 2018 et sur lequel s’appuie d’ailleurs Greta Thunberg, remplit parfaitement cet office) : le discours écologiste a toujours provoqué des réactions de rejet, quelle que soit la source dont il émane.

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Greta Thunberg à l’Assemblée Nationale, le 23 juillet 2019

Mais intéressons-nous maintenant à ce stratagème rhétorique qui consiste à tenter de délégitimer son adversaire à grands recours d’attaques ad personam. Dans le cas de Greta Thunberg, rien de plus facile : son jeune âge, son manque d’expérience et son syndrome d’Asperger sont des cibles toutes trouvées.

Ainsi, ce qui met en rage les tenanciers du pouvoir traditionnel – le fait que Greta Thunberg ne soit pas un homme de cinquante ans, doté d’un diplôme de l’ENA et d’une carrière politique bien rôdée – va être utilisé comme un argument pour l’attaquer. Puisqu’elle ne correspond pas à la norme, son discours est nécessairement illégitime.

L’avantage, c’est que les attaques sur la personne permettent d’éviter soigneusement le fond du débat. Et les mâles encravatés n’ont peur de rien – après tout, selon l’adage, plus c’est gros, plus ça passe. « Le message de Greta Thunberg est catastrophiste ; il aggrave le réchauffement climatique », professe ainsi l’un de ses détracteurs, qui va jusqu’à prédire « une vraie révolution, qui serait vraisemblablement d’extrême droite » en cas de victoire idéologique des idées de Greta Thunberg. Il l’accuse ensuite d’être « instrumentalisée par les ayatollahs écolo-catastrophistes qui veulent imposer aux jeunes une réduction massive de leurs libertés » (celles que nous confèrent le réchauffement climatique, sans doute ?).

« Non à la terreur par la peur », se lamente un autre de ses contempteurs, sans qu’on sache trop ce que signifie cette phrase (un indice : rien).

Il est intéressant de noter que les arguments avancés par les détracteurs de Greta Thunberg pourraient aisément être retournés contre eux-mêmes : eux non plus ne sont pas de « grand scientifiques », eux aussi sont instrumentalisés (par les lobbies industriels), eux aussi sont obsédés par une seule chose (conserver le pouvoir). Qu’ont fait les élu.es ces 20 dernières années pour enrayer le changement climatique ? Qui s’est seulement intéressé à ce sujet ?

Il est également fascinant de voir à quel point la prise de parole d’une jeune fille politisée puisse déclencher autant de violence, d’animosité, de rejet. Le pluralisme des opinions n’est-il pas l’un des fondements de la démocratie ? Par ailleurs, doit-on attendre d’être adulte pour avoir des opinions fortes, et l’envie de les exprimer ? (toute personne qui a déjà eu 16 ans un jour vous répondra non)

Greta Thunberg dérange parce qu’elle renvoie aux parasites de la vie politique leur propre inaction et incompétence. Elle dérange parce qu’elle prouve qu’il n’est nul besoin d’être un homme de cinquante ans pour avoir un discours politique influent. Elle dérange, enfin, parce qu’elle change complètement le paradigme habituel du pouvoir. Greta Thunberg a seize ans, elle n’a pas fait Sciences Po, elle n’a pas de réelle expérience professionnelle ou politique. Mais cela ne l’empêche guère d’être une actrice importante de la lutte écologique. Et de faire entendre sa voix.

Dans leurs prises de position outrées et leurs appels au boycott, les monsieurs tout rouges et tout colères qu’une adolescente leur vole la vedette n’ont rien fait de plus qu’exhiber leur masculinité fragile, eux qui tremblent d’effroi lorsque de nouvelles règles du jeu semblent se mettre en place – et avec elles, la possibilité d’un nouveau partage du pouvoir.

Certes, tous les détracteurs de Greta Thunberg ne sont pas des hommes. Mais ce sont eux que l’on a particulièrement entendus ces derniers jours.

Ce sont eux, également, qui en 2016 s’étaient insurgés contre la venue de Pamela Anderson à l’Assemblée nationale pour parler du gavage des oies et des canards (la star américaine est une militante de la cause animale). « Dinde gavée au silicone », « degré zéro de la politique », « elle n’y connaît rien », a t-on alors pu entendre. Le message sous-jacent est toujours le même : la parole politique appartient aux hommes, et n’est légitime que lorsqu’elle correspond à un modèle ultra-codifié.

Toutes ineptes qu’elles soient, ces lamentations permettent aux dominants (qui se sentent) menacés de continuer à occuper le terrain médiatique, et donc d’exister. De dire « je suis toujours là ». Et par là-même, de réaffirmer leur pouvoir.

 

Au commencement, la peur

En réalité, quel que soit le sujet auquel elle s’attaque, la rhétorique réactionnaire ne cache qu’une seule et même chose : la peur.

La peur de perdre son statut de dominant, et donc ses privilèges.
La peur de se faire remplacer, la peur de devoir céder sa place à des personnes que l’on n’envisageait pas autrefois comme des adversaires : les femmes, les jeunes, les écolos, les progressistes.
La peur de l’égalité.
La peur, consubstantielle, du changement.

Cette peur n’est pas nécessairement conscientisée, et les réactions de rejet qu’elle engendre ne sont pas toujours rationnelles.

Mais une chose demeure : les dominant.es construisent leur identité sur l’idée même du pouvoir, et la façon dont s’exerce celui-ci. Or, s’ils ne peuvent plus – ou moins – dominer, c’est toute leur identité qui s’effondre.

En 1991, la féministe américaine Susan Faludi publiait « Backlash », un essai dans lequel elle décrit le « retour de bâton » consécutif à chaque petite avancée pour les droits des femmes.

Cette offensive réactionnaire est valable pour le mouvement féministe, mais elle peut également être étendue à toute forme de progrès social. Lorsque les fondations de l’ancien monde commencent à trembler, les personnes qui en récoltaient les fruits tremblent avec elles.

Toutes ces levées de boucliers, qu’elles soient masquées derrière des arguments grotesques ou une rhétorique plus mesurée (1), ne sont finalement qu’un symptôme : celui d’une peur des dominant.es de voir le pouvoir leur échapper.

Mais les signes de résistance ne sont pas forcément un mauvais présage. Lorsque la parole des puissant.es cherche désespérément à se faire (ré)entendre, c’est le signe que la société a entamé sa mue. Lentement, mais sûrement.

(1) Leur seul point commun étant qu’elles ne sont jamais proportionnelles à la « menace » perçue.