L’amour (et les femmes) au temps du numérique

L’amour (et les femmes) au temps du numérique

 

A qui profite aujourd’hui la liberté sexuelle ? Le féminisme est-il compatible avec les applications de rencontre ? Le sexe sans attaches est-il réellement vecteur d’émancipation pour les femmes ?

Autant d’épineuses questions qu’il convient aujourd’hui de se poser… Car les nouvelles du front ne sont pas bonnes.

Aux États-Unis, la psychologue spécialisée en sciences comportementales Clarissa Silva a sondé 500 utilisatrices et utilisateurs d’applications de rencontre. Après 9 mois d’utilisation, 65% d’entre eux assimilaient la fréquentation de ces sites à un travail à plein temps – avec le côté rébarbatif qui va avec.

Une étude parue en 2019 dans le Journal of Social and Personal Relationships rapporte quant à elle que l’utilisation compulsive d’applications de rencontres est susceptible de mener à un sentiment de solitude accru.

Enfin, de nombreuses personnes – notamment des femmes – se plaignent de plus en plus de ces nouveaux schémas amoureux caractérisés par une prétendue « légèreté ». Un ressenti corroboré par la science, plusieurs études ayant mis en évidence un lien entre sexe sans attaches et anxiété et dépression (aussi bien chez les femmes que chez les hommes).

Une lassitude collective que les Anglo-saxons nomment « dating burnout », et qui survient souvent après de longs mois à écumer les sites de rencontre (ou les bars), entretenir des centaines de conversations virtuelles et multiplier les rendez-vous sans intérêt. Un utilisateur de Tinder témoignait de cet accablement dans le magazine Causette :

« J’étais constamment occupé par des relations qui n’avaient pas de sens, ni de chance de devenir autre chose que ce qu’elles étaient puisque j’étais déjà en tranches, morcelé, divisé à l’intérieur. Au bout d’un mois et demi, je ne dormais presque plus. J’ai eu de l’eczéma sur le sexe. J’étais en contradiction avec moi-même […] je somatisais »

« Je me suis inscrite une fois sur un site de rencontre, j’ai tenu 48h avant de tout quitter », déplore une jeune femme. « Les mecs qui sont soudainement fous amoureux de toi, ceux qui te balancent des remarques sexistes, ceux qui te complimentent puis t’insultent deux secondes après que tu leur aies dit non, etc… Je n’y arrive pas »

« C’est impossible d’avoir une relation stable. Tout ça, c’est la faute de Tinder ! » renchérit une autre.

Si cette lassitude est susceptible de concerner aussi bien les hommes que les femmes, ces dernières sont peut-être plus vulnérables sur le marché de l’amour virtuel, et les comportements qu’il engendre.

 

Nouveaux déboires amoureux

C’est un fait : le paysage romantico-sexuel a changé. Fini l’époque où l’on se mariait à peine sorti.e de l’école, et où l’on passait sa vie avec la même personne (et c’est indéniablement une bonne chose). Désormais, nous avons le choix : d’être en couple ou non, de la (ou les) personne(s) avec qui l’on partagera sa vie, des modalités de cette union, et du temps qu’elle durera. Bien sûr, je vous fais la version courte et simplifiée – dans les faits, le célibat reste très mal vu, particulièrement pour les femmes, tout comme le fait de ne pas avoir l’intention de se reproduire. 

Le couple reste donc la norme dans une société paradoxalement de plus en plus souple et ouverte, et dans laquelle émerge de nouveaux schémas.

 

Fait intéressant, ce nouveau paradigme amoureux caractérisé par le virtuel, la multiplicité des rencontres et la réticence à s’engager, est également livré avec son propre langage (riche en termes anglophones).

Ainsi, après vous être fait ghostée (1) par un fuckboy (2), peut-être aurez-vous la (mal)chance de voir un obscur ex revenir faire de l’orbiting (3). Qu’à cela ne tienne, vous continuez à swiper sur Tinder dans l’espoir de rencontrer l’amour. Mais vous tombez malheureusement sur un homme qui, après une relation faite de pocketing (4), disparaît en mode slow fade (5)pour mieux revenir un an après comme si de rien n’était, en bon prowler (6) qu’il est.

Vous n’avez rien compris ? Ce jargon vous semble aussi excitant qu’une notice technique pour chauffe-eau ? C’est normal : ce lexique « amoureux » est aussi aride que les pratiques qu’il décrit. Pourtant, il semblerait bien que les relations dépourvues de sens – et surtout d’avenir – soient en train de devenir la norme, particulièrement dans les grands centres urbains.

Bien sûr, les mecs toxiques, les téléphones qui ne sonnent pas et les relations sans lendemain n’ont pas attendu l’essor du numérique pour exister. Mais nul doute que Tinder et la prétendue « liberté sexuelle » qu’il porte en étendard facilitent leur propagation

*

Personnellement, je n’ai jamais pu « tenir » plus de quelques semaines sur une application de rencontre. Qu’y a t-il de plus déprimant en effet que de faire défiler d’un geste mécanique des profils de mecs en slip devant leur miroir, dans une conscience aiguë de sa propre solitude, sans même la certitude que ce manège débouchera sur une rencontre intéressante ?

Ces espaces virtuels et froids nous transforment en Sisyphe modernes, poussant notre rocher en haut de la montagne dans l’espoir inavoué d’y trouver un trésor. Mais la nuit tombe bien assez vite, il n’y a rien au sommet et l’on recommence alors… Encore et encore.

Après les énièmes profils de l’étudiant à HEC qui n’est pas là pour se prendre la tête, du mec qui pose noyé dans sa bande d’amis (qui est qui ?) ou au bras d’une charmante demoiselle (qu’est-on censée en déduire ?), du cœur tendre posant avec son chat/son neveu/sa guitare en pensant que cela va le transformer en piège à filles, du fuckboy livré avec option fautes d’orthographe et du baroudeur posant négligemment devant le Macchu Pichu (est-ce que tout le monde part en vacances au Pérou désormais ?!), j’ai fini par ressentir cette désagréable sensation qu’on éprouve après avoir trop mangé. Trop de choix, trop de possibilités, et pourtant aucune ne me faisait envie. Pire encore : toutes me repoussaient.

 

La hook-up culture, ou la fausse liberté des femmes

Hook-up culture est une expression qui nous vient des États-Unis, et qui signifie en bon français culture du coup d’un soir. C’est une culture qui encourage les relations sexuelles sans attachement ni connexion émotionnelle – et sans lendemain, cela va sans dire. Aux États-Unis, elle est particulièrement utilisée pour décrire la sexualité des étudiant.es sur les campus universitaires. Mais elle peut être étendue à d’autres contextes.

Démocratisé par les applications de rencontre, le casual sex (ou relations sans lendemain) s’impose désormais comme la norme. On ne se met plus en couple avant de coucher : on couche ensemble avant de se mettre en couple. Même le fait de présenter quelqu’un à ses ami-es n’est plus une preuve d’engagement. 

Entre le sexe sans attaches et la relation conjugale trône désormais un nouvel hybride relationnel, sans nom ni définition officielle, qui consiste à « voir quelqu’un ». Sortir ensemble, sans être en couple. Se voir, sans savoir où l’on va. Partager le lit de l’autre, tout en étant tenu.e à l’écart de ses pensées.

Si ces pratiques permettent une plus grande flexibilité, elles engendrent aussi beaucoup d’incertitude et de difficultés à choisir… et donc à s’engager.

L’amour reste paradoxalement une valeur sûre, un idéal indétrônable. Pour plus de 50% des Français-e-s entre 15 et 34 ans, les relations amoureuses sont « importantes » (et même « primordiales » pour 25% d’entre eux et elles). Néanmoins, le paradigme amoureux a changé, et la nouvelle norme repose sur un équilibre instable qui peut générer beaucoup d’inconfort.

(Notamment au niveau des parties génitales : en moins de 4 ans, les infections sexuellement transmissibles ont en effet explosé en France. En 2016, selon une enquête de Santé Publique France, près de 268 000 cas de chlamydia ont été diagnostiqués chez les plus de 15 ans, contre 77 000 en 2012). 

 

EUGENIALLOLI

 

Mais venons-en à la question qui nous intéresse : en quoi ces nouveaux comportements sont-ils particulièrement délétères pour les femmes ?

Tout d’abord, le modèle standard de relations (amoureuses et/ou sexuelles) sans engagement va à l’encontre de la façon dont les femmes sont socialisées. Celles-ci grandissent en effet – et sont ensuite pressurisées par la société – avec l’idée qu’elles doivent trouver l’amour, le grand chevalier blanc. Elles sont éduquées à surinvestir la sphère amoureuse, leur identité sociale y étant étroitement liée

Or, la connexion véritable à laquelle nombre d’entre elles aspirent est peu compatible avec la logique consumériste actuelle.

Et puisque la sexualité féminine n’a toujours pas fait son entière révolution, les femmes se retrouvent désormais au cœur d’un immense paradoxe. Incitées à laisser libre cours à leurs désirs et à profiter d’une liberté sexuelle censée être à leur avantage, elles sont pourtant punies lorsqu’elles abusent de cette liberté – ou le font sans la discrétion qu’on attend d’elles. Entre la « fille facile » et la femme libérée, pas si facile de trouver une place…

Les hommes, en revanche, bénéficient de ce modèle. Non seulement leur sexualité n’est frappée d’aucun interdit moral, mais ils sont en plus bombardés d’injonctions à l’indépendance émotionnelle, l’autonomie et la séduction (hétérosexuelle). Il faut coucher avec des femmes en grande quantité pour être un homme : c’est en effet dans l’accumulation de partenaires que se joue la masculinité contemporaine. Cette logique de performance virile répond parfaitement à ce nouveau schéma amoureux qui place la consommation en son centre. 

De fait, la culture du hook-up rejoint la façon dont la majorité des garçons sont socialisés : vision utilitaire du sexe comme outil de performance, consommation et objectification des femmes, qui ne sont plus des individus spécifiques mais des corps indéterminés, nécessité de cumuler les « conquêtes » non pas pour le plaisir, mais pour prouver sa virilité. Ce qui n’est pas la meilleure façon de rencontrer l’autre ni de bâtir des relations saines, vous en conviendrez…

Bien sûr, de nombreuses femmes trouvent aussi leur compte dans ce modèle qui leur laisse une grande liberté. Mais lorsqu’elles cherchent quelque chose de plus consistant, elles se heurtent à la surreprésentation statistique des hommes désireux de ne pas se prendre la tête (nom de code pour : partager un lit, et rien d’autre). Soucieuses de ne pas faire peur à leurs prétendants potentiels, elles taisent alors leurs véritables désirs et besoins. Quitte à se retrouver embarquées dans des relations dont elles n’ont pas défini les termes, et qui ne leur conviennent pas.

Par ailleurs, les relations sans attaches semblent peu propices au plaisir des femmes. Une étude américaine d’envergure a ainsi montré que 55% des hommes avaient reçu du sexe oral lors de leur dernière relation sexuelle (sans engagement), contre seulement 19% des femmes. Et 80% des hommes avaient eu un orgasme lors de leur dernière relation sexuelle, contre 40% des femmes.

Quand tant d’hommes ignorent tout des spécificités du sexe féminin – et notamment du clitoris – peut-on vraiment s’attendre à ce qu’un amant de passage, possiblement biberonné au porno et possiblement plus intéressé par son plaisir que par le nôtre, nous envoie au septième ciel ? Ou même qu’il en ait simplement l’intention ?

Le bon sexe étant celui qui prend le temps de découvrir le corps de l’autre, dans le respect de son consentement, on peut légitimement s’interroger sur les vertus des rencontres éclairs…

D’autre part, la démocratisation du porno et des pratiques autrefois « atypiques » comme le BDSM ou la sodomie amènent de nouvelles exigences dans la chambre à coucher. Comme l’a plusieurs fois souligné l’autrice Maïa Mazaurette, ces pratiques présentées comme cool, voire émancipatrices sont souvent douloureuses voire violentes pour les femmes, qui peuvent pourtant ressentir une certaine pression à y consentir (personne n’a envie de passer pour un.e coincé.e en matière de sexe).

Enfin, on peut déplorer que la liberté sexuelle, qui se targue d’être un vecteur d’émancipation des corps, ait paradoxalement fini par se transformer en une énième injonction – à prendre son pied, à explorer, à s’amuser (selon une conception universelle de l’amusement qui en laisse beaucoup sur le carreau).

Je me suis longtemps sentie anormale de ne pas avoir envie de m’éclater avec des coups d’un soir, une activité présentée comme éminemment cool et indissociable d’une jeunesse réussie. Car la liberté sexuelle à la mode 2020 est synonyme de consommation effrénée : il ne faut pas seulement multiplier les partenaires, il faut aussi tester des choses. Rien ne serait plus triste que de rester coincé.e dans les affres de ce qu’on appelle péjorativement le sexe « vanille », c’est à dire traditionnel, sans gaines en latex ni sex-toys à insérer dans divers orifices. Alors, pourquoi est-ce que je préfère rester chez moi avec un livre alors que je pourrais être en train de tester le bondage japonais ?

Il m’a fallu du temps avant de comprendre que l’injonction au sexe, dans un monde où l’on peut accéder aussi facilement à une relation sexuelle qu’à un menu frites-Coca, était aussi délétère que les injonctions à se « préserver ». Et que les individus ne peuvent rentrer dans le goulot étroit d’une norme sexuelle qui se veut universelle, étant donné que la sexualité est, par définition, profondément intime et subjective.

 

It’s (not) raining men

Mais attendez, ce n’est pas fini ! Un autre problème se pose. En effet, les femmes sont désormais plus diplômées que les hommes dans de nombreux pays – en France, en 2015, elles étaient majoritaires dans le supérieur (55%), et plus particulièrement aux niveaux de formation les plus élevés (59% en master). L’écrivain américain Jon Birger, auteur de l’ouvrage Date-onomics (non traduit en français), émet alors l’hypothèse que les femmes célibataires doivent désormais faire face à une « pénurie » d’hommes (plus précisément d’hommes correspondant à leurs critères, les individus ayant tendance à rechercher un.e conjoint.e du même groupe social).

« La hook-up culture, la baisse du nombre de mariages chez les femmes diplômées, et la pénurie d’hommes éduqués et désirant s’engager, sont le produit du déséquilibre des ratios hommes-femmes et d’une offre insuffisante d’hommes diplômés du supérieur« , écrit-il ainsi. On peut bien sûr déplorer le caractère partial de son analyse, ainsi que le paternalisme dont il fait preuve lorsqu’il enjoint les femmes à choisir leur lieu d’études en fonction du ratio hommes-femmes (!). Mais ne touche t-il pas là une réalité sensible ? Combien de fois ai-je entendu cette conversation sur le « déclin des hommes valables » et la « difficulté à trouver un mec bien »… ?

Sauf que, plutôt que de s’interroger uniquement sur le niveau d’études, on pourrait aussi se poser la question de l’influence du porno, des rôles de genre, des injonctions sociales et du numérique sur nos comportements amoureux… Autant d’éléments qui jouent sur l’évolution de nos pratiques. 

Cécile Guéret, journaliste, psychothérapeute et autrice du livre « Aimer, c’est prendre le risque de la surprise », explique qu’à force de « cocher des filtres selon le physique, l’appartenance sociale, les passions, à force de minimiser les risques, nous cherchons à rationaliser le coup de foudre ». Une rationalisation bien peu compatible avec l’essence même du sentiment amoureux. Alors, les algorithmes finiront-ils par avoir la peau de l’amour ? Les nouveaux schémas amoureux et sexuels sont-ils solubles dans nos aspirations romantiques – et particulièrement celles des femmes ?

Bien sûr, la fin de la morale sexuelle et la multiplication des possibles dans le champ amoureux sont des progrès qu’il n’est pas question de remettre en cause. Mais il y a peu de chances que les femmes soient les grandes gagnantes de cette « révolution » sexuelle. Et ce, pour une raison simple : celle-ci a été élaborée selon les termes des hommes, en ne laissant à l’autre moitié de l’humanité pas d’autre choix que de s’y plier. En matière d’amour 2.0, femmes et hommes ne jouent donc pas à jeu égal.

Alors, osera t-on plaider pour l’avènement d’une véritable liberté – celle de coucher avec qui on veut, mais aussi de préférer l’amour au sexe sans attaches ?

 

 

 ♥ ♥ ♥

(1) Le ghosting consiste à couper les ponts avec une personne du jour au lendemain.

(2) Fuckboy : Homme peu porté sur le romantisme et principalement intéressé par la perspective de tirer son coup – quitte à sortir les violons pour arriver à ses fins. 
(3) L’orbiting consiste à suivre activement l’activité d’une personne sur les réseaux sociaux (exemple : liker ses posts) tout en l’ignorant dans la vie réelle.
(4) Le pocketing est une forme de relation non officielle, dans laquelle les termes ne sont jamais clairement énoncés. Ça ressemble à une relation amoureuse… sans toutefois en être une, car l’autre vous empêche d’accéder à son intimité. En clair, il vous garde au chaud dans sa poche : vous êtes donc caché.e, dissimulé.e au reste du monde, en attendant mieux.
(5) Le slow fade est une manière de couper les ponts avec quelqu’un, de manière moins brutale que le ghosting. Elle consiste à disparaître lentement mais sûrement du paysage, en repoussant par exemple les rendez-vous ou en ne répondant plus qu’à un message sur deux.
(6) De l’anglais « to prowl » qui signigie rôder, le prowling consiste à disparaître du jour au lendemain (alors que la relation semblait suivre son cours normal), pour mieux revenir comme si de rien n’était quelques semaines ou mois plus tard. 

 

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Il faut qu’on parle (d’argent)

MONEY

En France, pays où le rapport à l’argent est trouble et complexe, les discussions financières sont souvent auréolées d’un sentiment de gêne.

Il y a là une de ces relations ambiguës, presque paradoxales, de celles que certain.es entretiennent avec le sexe. On le désire, et on le déteste. On en voudrait, mais on en a peur. C’est bon, mais c’est (considéré comme) sale.

Le contraste culturel avec les Etats-Unis est saisissant. Là-bas, et plus globalement dans les pays anglo-saxons, les médias destinés aux femmes abordent sans pudeur la question des finances personnelles. L’argent est dépouillé de sa composante genrée : il ne reste que sa capacité d’empowerment, exposée sans pudeur. On y explique comment se débrouiller avec un petit salaire ; où et comment placer son argent. Quels sont les métiers qui rapportent. Comment gérer un budget, comment rembourser ses dettes. Comment se constituer une épargne un peu plus conséquente que ces trois billets glissés dans une tirelire « pour partir en week-end à Barcelone ». Etc, etc.

La relative aisance avec laquelle les Américain-es parlent d’argent a sûrement à voir avec leur culture, fier mélange de protestantisme industrieux et de foi en la réussite individuelle. Nous ne possédons pas les mêmes bases. Mais le fait que nous observions le sujet avec une telle frilosité, en plus de l’exclure d’office des sujets de conversation dits « féminins« , est un problème.

Parce que les femmes ne sont pas éduquées à désirer le pouvoir que confère l’argent – ni même, et c’est peut-être pire, à s’imaginer en être les légitimes détentrices.
Or, le sujet de l’indépendance financière*, en tant que pilier de l’égalité entre les sexes, est d’une importance cruciale.

 

* le terme « indépendance financière » utilisé dans l’article renvoie uniquement au fait de pouvoir se suffire à soi-même d’un point de vue financier, c’est à dire de ne pas se trouver dans une situation de dépendance économique vis à vis d’une ou plusieurs personnes. 

 

I/ Les femmes et les finances

Sur son site Internet, la société France SCPI révèle avoir contacté un célèbre hebdomadaire féminin pour lui poser la question suivante : « Pourquoi n’y a-t-il pas de rubrique « argent » dans votre magazine ? ». Et voici la réponse que leur a fourni une journaliste résignée : « Les annonceurs, ceux qui payent la publicité, ne veulent pas que nous détournions la « cible » de potentiels achats mode qu’elles ne feraient pas si elles plaçaient leur argent ».

Que cette anecdote soit réelle ou inventée, le mot n’en reste pas moins jeté : acheter. Ciblées avec convoitise par les publicitaires, les femmes sont constamment incitées à dépenser. Que ce soit pour refaire leur garde-robe (avez-vous acheté le dernier jean tendance ?), adopter le nouveau mascara super allongeant, être tendance en total look cuir, découvrir le nouvel hôtel Machin Truc à Londres ou gagner du temps en cuisine (connaissez-vous le robot Thermomix ?), l’argent leur brûle les mains en permanence. Et, de fait, 65% des femmes seraient les principales responsables des achats dans leur foyer.

Certes, nous vivons dans un monde capitaliste où le consumérisme en tant que norme sociale fait loi. Le problème, c’est que les femmes sont plus vulnérables économiquement que les hommes, et l’écart se creuse d’autant plus qu’elles ne reçoivent aucune éducation financière et ne sont pas incitées à s’intéresser à l’argent – si ce n’est pour le dépenser.

Pour rappel, en France, les femmes touchent en moyenne un salaire inférieur de 19 % à celui des hommes, en équivalent temps plein. Un écart qui s’élève à 9% à poste et compétences égales, chiffre considéré comme l’application directe de la discrimination. Elles représentent aussi la majorité des salarié.es à temps partiel (82%) et des employé.es non qualifié.es (78%).

On pourrait donc trouver un intérêt à développer une culture financière chez les femmes, de sorte qu’elles ne se retrouvent pas en situation de double peine (salaire moindre et méconnaissance des systèmes permettant de maintenir son indépendance financière). Et pourtant…

Nous sommes soigneusement laissées dans l’ignorance, comme si l’autonomie financière revêtait un caractère accessoire. Un angle mort du féminisme ? Pourtant, dans Une chambre à soi, paru en 1929, Virginia Woolf évoquait déjà l’importance pour les femmes de disposer de leur propre argent. Une évidence quelque peu délaissée par le mouvement féministe face aux questions relatives à la liberté de disposer de son propre corps, érigées en priorités.

Mais la question est la suivante : peut-on disposer de soi-même (de sa vie, de son esprit, de son corps) sans être financièrement autonome ? En somme, peut-on vraiment dissocier l’émancipation féminine de l’indépendance financière ?

En attendant de trouver une réponse à cette épineuse question, le cliché de la femme frivole et dépensière, tenant ses sacs de shopping à bout de bras, reste incrusté dans les esprits. Et le système capitaliste a tout intérêt à faire perdurer cette norme culturelle : qu’importe que les femmes aient moins d’argent, l’important est qu’elles le dépensent.

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Selon une étude menée en 2015 par le gestionnaire d’actifs Blackrock, les Françaises sont les championnes d’Europe de l’épargne (60% d’entre elles mettent de l’argent de côté). Un résultat a priori encourageant. Mais épargner et investir sont deux choses différentes. Et c’est là que le bât blesse : les femmes ne sont que 25% à investir, occupant l’avant dernière place de ce même classement.

Et si elles sont 85 % à être en charge de (ou à partager) la gestion des dépenses quotidiennes et des besoins à court terme, elles sont une majorité (58 %) à s’en remettre à leur conjoint pour ce qui concerne les « grosses » décisions financières, celles qui ont une influence sur le long terme.

Cette méconnaissance financière peut avoir de lourdes conséquences, notamment en cas de divorce ou de décès du conjoint. Une étude de la banque suisse UBS révèle ainsi que 76 % des femmes veuves ou divorcées interrogées auraient souhaité s’être davantage impliquées dans les décisions financières à long terme…

Quel dommage, quand on sait qu’en matière d’investissement, les performances obtenues par les femmes sont supérieures à celles de leurs homologues masculins ! Ces résultats s’expliqueraient par le fait que les hommes, par excès de confiance, prennent plus de risques, tandis que les femmes n’investissent que si elles sont sûres d’elles. (voir par exemple « Gender, Overconfidence, and Common Stock Investment », étude menée par l’Université de Californie sur une période allant de 1991 à 1997)

 

II/ Argent, nom masculin

Vous aurez sans doute constaté que la presse économique et financière (Capital, Challenges, Mieux vivre votre argent…) s’adressait par défaut aux hommes, en faisant notamment appel à une forme de connivence homosociale.
On se souvient notamment de l’enquête sur les start-up françaises publiée par le magazine Capital en 2017, illustrée par une couverture montrant onze entrepreneurs – tous mâles – en chemise blanche.

Idem pour les sites Internet et les livres consacrés aux finances personnelles (et aux sujets afférents, comme l’entrepreneuriat ou le management), qui s’adressent à un lectorat supposé masculin.

De manière globale, on observe la persistance d’une division genrée entre les hommes et les femmes au sujet de l’argent. Les hommes restent ainsi, dans notre imaginaire collectif buriné par des siècles de tradition sexiste, considérés comme les principaux pourvoyeurs – ceux qui ramènent l’argent à la maison et gèrent les finances « sérieuses ». A côté, si la notion de « salaire féminin » n’existe plus depuis 1946, les stéréotypes perdurent sur la vulnérabilité des femmes, qui devraient être prises en charge par un vaillant protecteur (qui ne manquera pas, notamment, de lui payer son plat au restaurant, l’inverse étant bien évidemment prohibé) et dont la carrière aurait toujours quelque chose d’accessoire.

Les médias ont un rôle à jouer dans la pérennisation de ces stéréotypes genrés.

Ainsi, les publicités relatives aux assurances et aux banques mettent en scène une majorité d’hommes, particulièrement lorsqu’il s’agit de montrer un.e entrepreneur.e qui cherche à contracter un prêt. Ils constituent 59 % des personnages principaux et 63% des personnages secondaires (en revanche, 44% des voix off sont féminines). Une étude du Ministère des Droits des Femmes de 2014 a pourtant montré que l’envie d’entreprendre était autant répandue chez les hommes que chez les femmes… Mais elle risque d’avoir du mal à se concrétiser chez ces dernières, si l’on continue à présenter la création d’entreprise comme une activité « masculine ».

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Une femme qui s’intéresserait aux marchés boursiers ? Vous n’y pensez pas…

Autre conséquence de cette « masculinisation » de la finance, les start-up fondées par des femmes reçoivent en moyenne 2,5 fois moins de fonds que celles fondées par des hommes (source : Boston Consulting Group). Au total, depuis 2008, les start-up fondées par des femmes n’ont levé que 2% du montant total levé par les jeunes pousses. Les investisseurs étant en grande majorité… des hommes, le chiffre n’a rien de surprenant.

A l’échelle de l’Histoire, cela fait bien peu de temps que les femmes peuvent gérer elles-mêmes leur argent.
En 1804, ce monument de misogynie qu’est le code civil français – dit « Code Napoléon »– consacrait l’incapacité juridique totale de la femme mariée, en lui interdisant notamment de gérer seule ses biens, de signer un contrat et de percevoir directement son salaire. Cette incapacité juridique n’a été supprimée qu’en 1938.

Mais il faudra attendre l’année 1965 (!) pour que les femmes puissent ouvrir un compte en banque ou travailler sans le consentement de leur mari.

Nous sommes les héritiers et héritières de cette époque là ; c’est ce passif inégalitaire et sexiste qui nous a été légué, et qui nous conduit à considérer les questions financières, et l’argent – symbole ultime du pouvoir – comme une prérogative masculine.

 

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Une publicité pour une banque belge, (heureusement) brocardée pour son sexisme

 

III/ Le piège de la dépendance économique

Depuis quelques temps, le féminisme est devenu « cool ».

On vend aux femmes de l’empowerment sous plastique, de l’émancipation par le sexe, de la liberté par le rouge à lèvres. Comme si la révolution ne pouvait passer que par le corps, le désir, le charnel.

Et en effet, bien rares sont les fois où est évoqué le pouvoir conféré par l’indépendance financière. Comme si nous avions peur de l’argent, de sa symbolique, de sa connotation « capitaliste » et bassement utilitaire, de sa charge émotionnelle aussi. Pourtant, comment penser l’émancipation des femmes sans penser dans le même temps leur autonomie financière – et cet affranchissement du joug masculin qu’elle permet ?

Ce qui nous oblige à aborder la question du travail.

Oui, celui-ci est rarement une source d’épanouissement – et il est bien difficile de ne pas craindre pour l’avenir une détérioration accrue des conditions de travail. Mais l’idée ici n’est pas d’affirmer que le travail est un nécessaire lieu de réalisation de soi : simplement de rappeler qu’il est l’un des seuls moyens par lesquels les femmes peuvent conquérir leur autonomie, sans laquelle il ne peut y avoir d’égalité.

Dans « Le deuxième sexe« , paru en 1949, Simone de Beauvoir écrivait déjà que « c’est par le travail que la femme a en grande partie franchi la distance qui la séparait du mâle ; c’est le travail qui peut seul lui garantir une liberté concrète« . Tout en soulignant plus loin le paradoxe qui fait que si le travail constitue une forme d’aliénation, il permet également d’acquérir son autonomie. « Le travail d’aujourd’hui n’est pas la liberté », écrit de Beauvoir (et on peut affirmer que, 70 ans plus tard, les choses n’ont pas changé) ; « D’autre part, la structure sociale n’a pas été profondément modifiée par l’évolution de la condition féminine ; ce monde qui a toujours appartenu aux hommes conserve encore la figure qu’ils lui ont imprimée. »

En résumé, l’indépendance financière ne fait pas tout. Dans un monde fait par et pour les hommes, l’indépendance financière des femmes ne fera pas obstacle aux discriminations ni aux inégalités de genre. Elle n’en demeure pas moins le commencement de tout : comment imaginer, en effet, qu’une femme qui dépend d’un homme puisse se revendiquer – non en théorie, mais dans les faitsson égale ?

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Certains courants de pensée affirment, en vertu d’une grande paresse intellectuelle, que tous les « choix » faits par les femmes seraient intrinsèquement féministes. Ainsi, faire « le choix » de rester au foyer serait un choix féministe, tout autant que se lancer dans une carrière scientifique ardue. C’est là un raisonnement fallacieux.

Qu’on s’entende bien : l’objectif pour le mouvement féministe n’est pas de décerner des médailles à ses plus fidèles disciples, mais de rappeler que certaines décisions, même prises de manière autonome, peuvent s’avérer néfastes sur le long terme et contrer nos propres intérêts.

D’autant que la plupart de nos choix n’en sont pas vraiment, particulièrement lorsqu’ils sont précédés par la contrainte économique – ou sont le fruit inconscient d’un conditionnement culturel et social. 

Nous devons donc réfléchir à l’origine de nos « choix » (d’où viennent-ils ?) et à l’influence qu’ils peuvent avoir sur le long-terme.

Si les hommes ont le pouvoir, c’est parce qu’ils disposent de la majorité des ressources. Les femmes ont beau accomplir 66% du travail mondial, elles ne perçoivent que 10% des revenus et détiennent 1% de la propriété, ce qui les maintient dans un état de forte vulnérabilité. C’est un fait : dans n’importe quelle situation, la personne qui détient l’argent détient le pouvoir.

L’égalité se joue donc aussi dans le porte-monnaie. Et si les obstacles structurels sont hélas toujours là (normes genrées, discriminations sur le marché de l’emploi, écarts de salaire, etc), le pouvoir individuel que confère l’autonomie financière doit être vu comme un premier pas.

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Mais rentrons dans le vif du sujet. En 2011, 14% des femmes en âge de travailler étaient « au foyer » (une femme sur trois entre 55 et 59 ans). Par ailleurs, une femme sur deux réduit ou cesse temporairement son activité professionnelle après une naissance. Des statistiques qui doivent se lire comme la persistance d’une inégalité structurelle entre les femmes et les hommes, qui sont toujours en proie aux rôles genrés. Pourquoi cette situation est-elle préoccupante ?

Parce que ces périodes d’inactivité, a fortiori si elles durent dans le temps, créent des écarts de rémunération (voire une absence de rémunération tout court) qui peuvent mettre les femmes en danger, particulièrement si elles se retrouvent seules. En 2013, les hommes touchaient en moyenne 1 642 € de pension de retraite par mois, contre 993€ pour les femmes – une somme qui les place en dessous du seuil de pauvreté.

Mais la dépendance économique est aussi dangereuse en ce qu’elle prive l’individu de son autonomie et de son pouvoir de décision.

Elle catalyse également nombre de rancœurs, frustrations et dynamiques de pouvoir inégalitaires, qui peuvent être dévastatrices dans un couple. Quelles que soient nos intentions, quels que soient nos sentiments, la dépendance financière s’accommode très mal de l’égalité puisqu’elle induit une forme de subordination.

Les femmes, déjà globalement dénuées de pouvoir dans la sphère publique, veulent-elles vraiment voir cette situation dupliquée dans leur foyer ?

 

IV/ L’importance de l’autonomie financière dans l’émancipation des femmes

L’argent n’est donc pas seulement un symbole du pouvoir : il en est aussi un instrument. L’indépendance financière maintient le champ des possibles ouvert. La possibilité de dire oui, mais aussi – et c’est sans doute plus important encore – non. De rester ou de partir. De disposer librement de soi-même, de prendre des décisions, de faire entendre sa voix.

Il n’est alors guère étonnant que certains hommes s’en prennent au porte-monnaie de leur compagne, dans une volonté de les maintenir dans une situation de dépendance : c’est ce qu’on appelle les violences économiques. Ces violences peuvent prendre des formes différentes, qu’il s’agisse d’interdire à sa conjointe de travailler ou de retourner au travail après un congé parental, de contrôler ses dépenses, de confisquer sa carte bleue, de détourner son salaire, de l’enjoindre à fermer son compte bancaire, etc. Dans tous les cas, l’objectif est d’affaiblir voire annihiler l’autonomie de la personne, et de garder le contrôle sur elle.

 

Pour finir, mentionnons deux études qui attestent des bienfaits de l’indépendance financière pour les femmes.

Cette indépendance leur permet de prendre plus de décisions au sein du foyer, tout en les protégeant en cas de divorce et de décès du conjoint (Control over Money in Marriage, Cambridge University Press, 2003).

Quant au risque de divorce, il diminue de 50% quand la femme gagne la moitié des revenus du ménage, et l’homme réalise la moitié des tâches domestiques (« Doing Gender in Context : Household, bargaining and risk of divorce in Germany and the United States », American Journal of Sociology, 2006).

Toute femme devrait avoir une chambre à soi, oui ; mais aussi et surtout un revenu à soi. Plus facile à dire qu’à faire, dans une société où la précarité gagne du terrain. Mais commençons par en parler. Mettons, enfin, le sujet sur la table.

Parce qu’il est, à de nombreux égards, d’une importance capitale.

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Comment le sacrifice des femmes profite aux hommes

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Vous connaissez sans doute l’adage : « derrière chaque grand homme, il y a une femme ».
A première vue flatteuse, cette expression met pourtant en exergue une réalité peu amène : celle du sacrifice féminin.
Un sacrifice que l’on n’a eu de cesse de banaliser, voire romantiser, dans le but non avoué de le rendre désirable aux yeux des femmes.
Et pour cause : le renoncement féminin est l’un des piliers sur lesquels s’appuie le système patriarcal.

 

Les femmes de l’ombre

Dans la bande dessinée « I’m every woman », l’illustratrice Liv Stromquist fait la liste (non exhaustive) des « pires petits amis de l’histoire ». Parmi eux figure le réalisateur suédois Ingmar Bergman, qui a eu six épouses et neuf enfants. Chacune de ses compagnes était douée d’un talent artistique (elles étaient respectivement chorégraphe, pianiste, actrice…), mais la maternité les a condamnées à rester dans l’ombre de leur conjoint, qui pendant qu’elles s’occupaient des enfants avait toute latitude pour s’adonner à son art.

« Pendant que toutes ces femmes s’occupent des enfants d’Ingmar Bergman dans leurs maisons et appartements, Ingmar peut se consacrer à son travail« , écrit ainsi l’illustratrice.

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Nul besoin de s’appeler Ingmar Bergman pour bénéficier d’un tel privilège : le schéma de la femme qui sacrifie ses ambitions personnelles pour que son compagnon puisse réaliser les siennes est tout ce qu’il y a de plus classique.

C’est un fait : la plupart des « grands hommes », selon l’expression consacrée, ne peuvent conquérir le monde (ou partir en haute mer, ou écrire des livres, ou sauter d’un avion à un autre, ou peindre des tableaux, ou s’épuiser 12h par jour dans un travail qui leur permettra ensuite de monter dans la hiérarchie) qu’avec le soutien logistique et/ou émotionnel de leur compagne.

Ce soutien peut prendre différentes formes, qu’il s’agisse de prendre en charge l’intendance domestique (éducation des enfants, tâches ménagères et administratives…) (il est vrai que l’on conquiert plus facilement le monde quand on est repu et qu’on a des vêtements propres) ou de prendre une part active dans les réalisations du conjoint, contribuant ainsi à son succès tout en restant dans l’ombre.

Un exemple classique et bien connu est celui de la « femme de l’écrivain ».  Ainsi, l’épouse de l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez, Mercedes, soutint financièrement leur famille pendant que ce dernier rédigeait son célèbre livre « Cent ans de solitude ». Lorsque le manuscrit fut rédigé, l’écrivain se rendit compte qu’il n’avait pas assez d’argent pour l’envoyer à un éditeur. Mercedes vendit alors plusieurs appareils ménagers pour permettre à son époux d’envoyer son manuscrit, et de devenir ensuite l’écrivain célèbre que l’on connaît.

Sophia, épouse de l’écrivain Léon Tolstoï, ne cessa quant à elle de soutenir son mari pendant toute sa carrière, jouant tour à tour les « manager, assistante personnelle, infirmière et éditrice ». Elle consacra sa vie à recopier et corriger les manuscrits de son époux – tout en élevant leurs 13 enfants, dont 4 morts en bas âge.

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Sophia TolstoÏ

Qui a déjà entendu parler de Lee Miller ? Modèle et photographe de talent, l’histoire se souvient surtout d’elle comme la compagne, muse et assistante de Man Ray. Ses propres oeuvres ont été largement oubliées. Pourtant, de nombreuses photos prises à l’époque où le couple vivait à Paris et signées du nom de Man Ray, auraient en réalité été prises par Lee Miller…

Ce sont les femmes des « hommes d’affaires » et autres « capitaines d’industrie », toujours entre deux avions ; ce sont les épouses des artistes, qui sans calme ni silence ne pourraient créer ; ce sont aussi les premières dames, figures mythiques de ce qu’on appelle « la femme de l’ombre », qui consolent, soutiennent, conseillent et veillent sur leur puissant époux. Qui l’aident à se régénérer dans l’ombre, pour qu’il puisse mieux prendre la lumière.

Ce sont les femmes qui abandonnent leur carrière pour que leur conjoint puisse se consacrer pleinement à la sienne.

Ce sont les femmes qui encouragent, soutiennent, conseillent diverses oeuvres et lectures, se transforment en reines du shopping pour relooker leur époux, tapent lettres ou manuscrits à l’ordinateur, prennent les rendez-vous, s’occupent des enfants, gèrent l’intendance domestique, surveillent la santé, le repos et le régime alimentaire dudit époux, écoutent les plaintes et apaisent les blessures. Qui prodiguent ce qu’on a longtemps nommé « le repos du guerrier ». Qui « coachent » et dorlotent leur conjoint pour qu’il puisse recharger ses batteries dans le cocon intime et y puiser toute la force dont il a besoin dans son activité publique.

Ces femmes prennent une part active dans les réalisations de leur conjoint, mais elles ne reçoivent aucune gratification pour cela. Pourtant, peu d’hommes de pouvoir, de leur propre aveu, auraient pu réussir sans le soutien (émotionnel et/ou logistique) de leur compagne. Mais l’Histoire n’a que peu de considération pour celles qui, dans l’ombre, tirent vaillamment les ficelles.

Ainsi, le problème, c’est que les efforts et les talents de ces femmes ne leur profitent pas directement. Elles font offrande de leurs dons à une tierce personne ; elles acceptent tacitement que leur mémoire ne soit jamais célébrée. Pendant que leur conjoint bénéficie des soins qu’elles leur ont prodigué, prend la lumière et reçoit les éloges, elles restent confinées dans la case « femme de » dans laquelle on les a rangées.

En somme, elles vivent au travers d’un homme, à qui elles offrent leurs ambitions et leurs compétences. Elles restent dans l’ombre, dans le silence : leur nom, leurs talents et leur individualité ne seront jamais reconnus.

 

Le sacrifice comme destin

Le cliché sexiste veut que les femmes soient obsédées par le mariage. Mais en réalité, ce sont les hommes qui ont le plus à y gagner.

Des recherches ont en effet montré que les « bénéfices du mariage » (en termes de bonheur, de finances et de santé mentale) allaient tout particulièrement aux hommes. 

Les hommes mariés (note : l’étude a été menée sur une population américaine) sont ainsi en meilleure santé et vivent plus longtemps que les hommes célibataires. Plus un homme reste marié longtemps, plus son espérance de vie augmente. 

Par ailleurs, les hommes seuls se suicident deux fois plus que leurs homologues en couple et sont beaucoup plus exposés à la dépression et aux maladies mentales. Les femmes mariées, en revanche, ne sont pas mieux loties que les femmes célibataires sur le plan de la santé physique et mentale. Elles sont par ailleurs, en majorité, les initiatrices des divorces.

Ou comme écrivait le sociologue américain Jessie Bernard en 1982 dans « The future of marriage » : « Il n’est guère de résultat plus cohérent, plus net, plus convaincant que la supériorité parfois écrasante et toujours impressionnante des hommes mariés sur les hommes seuls dans la plupart des indices démographiques, psychologiques ou sociologiques. Malgré les innombrables plaisanteries et la longue liste de griefs que le mariage suscite chez les hommes, il est le plus grand bienfait qui puisse leur être accordé ».

En effet, dans la mesure où ce sont en grande majorité les femmes qui s’occupent des tâches ménagères et administratives et de l’éducation des enfants (charge mentale je crie ton nom), le mariage ou tout simplement la mise en couple est souvent une aubaine pour les hommes. Libérés des tracas administratifs et de l’intendance du quotidien, tout en étant soutenus émotionnellement, ils ont ainsi toute latitude pour se consacrer à leurs projets.

C’est une évidence : il est plus facile de se lancer dans la politique, l’art ou les affaires quand on est délesté des basses contraintes du quotidien (mine de rien, préparer ses repas, repasser ses chemises, nettoyer régulièrement la baignoire et s’occuper d’éventuels enfants prend du temps) et que l’on peut se permettre de passer de nombreuses nuits loin de chez soi. Quoi de mieux, alors, que de valoriser – ou a minima légitimer – la « nature sacrificielle » de « la femme » ? Les grandes religions monothéistes en ont fait leur cheval de bataille, au travers de textes exaltant le dévouement et l’abnégation féminines. Et la société a suivi.

D’un point de vue structurel, le système patriarcal (en tant que système dans lequel les hommes se partagent le pouvoir) se maintient ainsi sans heurts. Mieux encore, il se maintient avec le consentement de celles qu’il oppresse. Pratique, non ?

Mais pour les femmes, ce sacrifice a un coût. Carrières avortées, difficultés financières, retraites tronquées (en 2017, tous régimes confondus, les pensions des femmes étaient 30% inférieures à celles des hommes, un écart qui grimpe à 42% si on retranche les pensions de réversion versées en cas de décès de leurs maris), mais aussi fatigue, rancoeur, frustration… On connaît tous l’archétype du couple composé d’un homme « qui fait carrière » et d’une femme qui le suit dans ses aventures, au mépris de ses propres désirs et ambitions, ce qui résulte bien souvent en un ressentiment latent.

Pourquoi, alors, les femmes continuent-elles largement à se sacrifier ? Rappelons qu’en France, plus d’une mère sur deux d’enfants de moins de huit ans s’est arrêtée de travailler après la naissance de ses enfants ou a réduit temporairement son temps de travail, c’est-à-dire au moins un mois au-delà de son congé de maternité. Seulement 12 % des pères ont modifié leur temps d’activité au-delà de leur congé de paternité… Enfin, parmi les cinq millions d’emplois à temps partiel, 76% sont occupés par des femmes, qui espèrent ainsi mieux concilier vie de famille et vie professionnelle. Personne n’attend d’un nouveau père qu’il freine ou arrête son activité pour s’occuper de son enfant : en revanche, cette attente pèse lourd sur les femmes.

Il ne faut pas sous-estimer le poids des attentes et des normes sociales, qui diffèrent fortement selon le genre. Une femme avec enfants qui travaille 50h par semaine est une « carriériste » qui apportera misère et infortune à son foyer, mais un homme dans la même situation est un héros qui bosse dur pour le bien de sa famille. Par ailleurs, inégalités salariales et division sexuelle du travail obligent, les femmes sont souvent moins rémunérées que leur conjoint – ou n’ont tout simplement pas les mêmes perspectives de carrière. Le « choix » (qui, on l’aura compris, n’en est pas un) est donc vite fait lorsqu’il s’agit de réorganiser la cellule familiale…

Par ailleurs, on l’a évoqué plus haut, le sacrifice féminin est encore et toujours valorisé – quoique cela tend peu à peu à changer. En tout état de cause, le travail de care échoit encore majoritairement aux femmes qui ont appris depuis leur plus jeune âge à être « serviables » et à se soucier des autres. Nous offrons aux petites filles des poupons à cajoler et des aspirateurs miniatures, qui les préparent lentement mais sûrement à un destin domestique où l’ambition professionnelle est vue comme l’apanage de l’autre : le mari, le conjoint, le partenaire.

Nous apprenons aux femmes à préférer l’ombre à la lumière, à voir dans l’effacement et le sacrifice une preuve d’amour ou de respectabilité, à modérer leurs ambitions ou tout simplement à transcender celles-ci au travers de la vie des autres (leur conjoint, leurs enfants…). Le problème, c’est qu’en faisant cela, elles restent des citoyennes de seconde zone : elles ne se réalisent pas, ne s’émancipent que partiellement. Coincées dans une zone intermédiaire, elles ne disposent pas d’existence autonome. Et pendant ce temps-là, les hommes triomphent… sur le dos de la résignation féminine.

Qui sait ce que les femmes auraient accompli au cours de l’Histoire si les rôles avaient été inversés ? Ou si, à tout le moins, elles avaient aussi bénéficié de ce soutien émotionnel, psychologique et matériel qu’elles ont toujours prodigué aux hommes ?

 

Peut-être, alors, pourrait-on rappeler à nos amies, nos sœurs et nos filles que le sacrifice n’est en rien désirable lorsqu’il est unilatéral ; que dans le cadre du couple, il peut être nécessaire de faire des concessions parfois, à condition qu’elles soient réciproques et ne lèsent personne sur le long-terme.

Leur rappeler qu’elles sont des êtres pleins et entiers, et qu’elles méritent de se réaliser. Mais aussi et surtout, et c’est toute la difficulté dans un monde de plus en plus précaire, qu’il est nécessaire pour les femmes d’avoir cette « chambre à soi » dont parlait l’écrivaine Virginia Woolf dans son livre éponyme: c’est à dire de disposer, dans la limite du possible, de temps, d’argent et de projets personnels qui leur permettent de se réaliser en tant qu’individus.