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Pour 2022, il nous faut une Présidente

Matthieu Bourel ©

Depuis quelques temps, j’ai une obsession.

Voilà : je suis persuadée qu’il nous faut une Présidente. Plus encore, il nous faut des femmes au pouvoir.

Ce n’est pas seulement parce que les hommes qui nous gouvernent ne cessent d’afficher leur incompétence crasse et leur manque abyssal de vision stratégique (et leurs tentations autoritaires, aussi). C’est aussi parce qu’un entre-soi – masculin, en l’occurrence – ne peut produire que des visions courtes et des idées incomplètes, en plus de perpétuer des schémas inégalitaires.

On sait depuis longtemps que des équipes dirigeantes « diversifiées » ont pour effet d’augmenter la performance (en termes d’innovation et de résultats financiers) des organisations.

Alors, quand est-ce qu’on s’y met au plus sommet de l’Etat ?

Covid-19 : les femmes agissent pendant que les hommes font la guerre

Il suffit, pour se convaincre de l’importance d’une véritable parité dans les fonctions de dirigeant-es, de regarder comment les femmes ont géré la crise du Covid-19, par opposition à leurs homologues masculins. Certes, ces dernières sont encore peu nombreuses – il est donc difficile d’en tirer des conclusions solides. Mais l’on peut déjà faire quelques observations.

Jacinda Ardern en Nouvelle-Zélande, Halimah Yacob à Singapour, Angela Merkel en Allemagne (qui a affronté avec efficacité la première vague), Tsai Ing-Wen à Taïwan, Erna Solberg en Norvège, Katrin Jakobsdottir en Islande, Sanna Marin en Finlande… Ces dirigeantes se sont distinguées par leur brillante gestion de la crise sanitaire.

Jacinda Ardern

Pendant ce temps-là, le gouvernement français nous abreuvait de démonstrations virilistes :

Conseils de défense opaques pour [mal] gérer la crise, « Nous sommes en guerre » répété 6 fois lors de la première allocution du Président pour bien rajouter de l’angoisse à une situation déjà anxiogène, absence de communication, mensonges, recrutement de vieux technocrates de sexe masculin dans une tentative désespérée de sauver le paquebot qui coule… La recette habituelle d’une mayonnaise qui ne prend plus.

Et des gestes qui ressemblent plus à une volonté de se regarder gérer la crise qu’à une volonté de la gérer réellement, tandis que les femmes leaders, elles, agissent avec efficacité.

Interpellée par ces observations, Uma Kambhampati, une professeure d’économie britannique, a décidé de mener une enquête en comparant les données de 194 pays. Résultat : non seulement les taux d’infection étaient généralement plus faibles dans les pays dirigés par des femmes, mais les taux de mortalité étaient aussi nettement plus bas. Selon la co-autrice de cette enquête, Supriya Garikipati :

«Nos conclusions montrent que les résultats du Covid sont systématiquement et considérablement meilleurs dans les pays dirigés par des femmes et, dans une certaine mesure, cela pourrait s’expliquer par les réponses stratégiques proactives qu’elles ont adoptées. Même en tenant compte du contexte institutionnel et d’autres contrôles, ces pays ont tiré un avantage d’avoir une femme au pouvoir lors de la crise actuelle.»

Anticipation, vision stratégique, communication claire, confiance envers la population : les actions mises en place par les dirigeantes ont largement participé à endiguer (ou contenir) l’épidémie.

Ce n’est donc pas une simple coïncidence : les pays dirigés par des femmes s’en sortent beaucoup mieux que les pays dirigés par des hommes en termes de cas recensés et de décès.

Par comparaison, les pays dirigés par des hommes nationaux-populistes (Etats-Unis, Brésil, Russie, Royaume-Uni…) ont assisté, et assistent toujours, à une véritable débâcle.

De là à affirmer que la masculinité toxique a un rôle à jouer dans cette pandémie, il n’y a qu’un pas… que je franchirai allègrement.

Les femmes, dirigeantes de demain ?

Personne n’incarne mieux cette nouvelle forme de pouvoir que Jacinda Ardern, la Première Ministre néo-zélandaise. Bienveillante mais ferme, elle a montré pendant la crise du Covid-19 une grande réactivité, tout en déployant une stratégie clairement définie et en communiquant régulièrement auprès des citoyens. Résultat : à ce jour, la Nouvelle-Zélande a quasiment vaincu l’épidémie. Certes, la situation insulaire du pays n’y est pas pour rien. Mais Jacinda Ardern a montré que le pouvoir, lorsqu’il est réinventé par les femmes, pouvait retrouver ses lettres de noblesse.

Et ce « nouveau » leadership va bien au-delà de la gestion de la crise sanitaire.

Ainsi, le Danemark, la Norvège, la Finlande et la Nouvelle-Zélande sont les quatre pays du monde où l’on vit le mieux en 2020, selon le classement Social Progress Imperative, un indice qui évalue le progrès social et le développement humain. Ce sont aussi… des pays qui sont dirigés par des femmes.

Vous en voulez encore ?

Une étude publiée en 2019 par la Harvard Business Review a analysé un large panel de dirigeant-e-s dans l’histoire moderne (1950–2004). Ses conclusions sont sans appel : les pays dirigés par des femmes ont connu une croissance moyenne du PIB de 5,4 % par année, contre 1,1 % pour leurs homologues masculins. En d’autres termes, la santé économique d’un pays est bien meilleure lorsqu’il est dirigé par une femme. La raison en serait toute simple : l’économie tire profit de la diversité.

La dirigeante finlandaise Sanna Marin

Il n’est pas question de verser ici dans l’essentialisme, en exaltant une prétendue nature féminine qui ferait des femmes des êtres nécessairement doués d’empathie, de volonté, d’intelligence émotionnelle – en un sens, des êtres moralement supérieurs. Chaque femme est évidemment différente, et l’histoire a montré que le pouvoir au féminin n’était pas intrinsèquement bienveillant.

Cependant, il existe une différence importante entre les femmes et les hommes, et celle-ci tient dans la socialisation genrée. Les femmes sont majoritairement éduquées à se monter compatissantes, attentives, calmes, à prendre soin des autres et d’elles-mêmes. Les hommes, eux, sont généralement élevés dans l’idée qu’ils doivent être forts, autoritaires, puissants, et que la prédation est l’un des moyens de parvenir à leurs fins.

Ces différences d’éducation se ressentent ensuite dans la façon dont les femmes et les hommes appréhendent le monde, et exercent leurs fonctions.

Tout d’abord, les femmes ne sont pas alourdies par ce fardeau qu’est le virilisme, qui commande de faire des démonstrations de force avant de prendre en charge les problèmes. Elles n’ont pas été éduquées à désirer le pouvoir plus que tout, à mettre leur ambition au-dessus du bien-être commun, à faire passer leurs intérêts personnels avant ceux du collectif. Ensuite, elles ne sont pas tirées vers le bas par des normes rétrogrades qui définissent le pouvoir – associé dans les esprits à la masculinité – comme un éternel rapport de force, et comme la défense de ses propres intérêts avant ceux de ses autres (prendre soin de soi et des autres étant considéré comme l’ultime faiblesse). Délestées des oripeaux de la masculinité toxique, les femmes ont toute latitude pour diriger sans crainte de ne pas correspondre à un idéal, aussi tordu qu’il soit.

Les femmes (tout comme les hommes) ne proposent pas une seule et même manière de gouverner. Le « leadership au féminin », formule paresseuse qu’on voit fleurir un peu partout, n’existe pas en tant que tel. Il serait donc plus juste de parler de démocratie féministe, pour reprendre le titre du récent ouvrage de Marie-Cécile Naves.

Ce que propose la « démocratie féministe », c’est une opposition « aux pouvoirs à visée prédatrice », un « pouvoir à visée émancipatrice », « un autre agenda », « une autre manière d’exercer le pouvoir ».

C’est, tout simplement, un changement de paradigme. Socialisation différenciée oblige, les nouvelles dirigeantes ne sont pas là pour faire des concours de gros bras, et encore moins pour faire la guerre. Elles ne s’inscrivent pas dans un cadre de rapports de force : autrement dit, elles ne sont pas là pour performer le pouvoir, mais pour l’exercer. Elles ont compris que la vulnérabilité n’était pas un gros mot, étant entendu qu’il est impossible d’être humain sans être vulnérable. Contrairement aux dirigeants, elles n’ont pas la crainte que leur compassion, leur volonté de protection, leur intérêt pour la science et la préservation de la nature ne les féminisentelles sont déjà femmes. Elles n’ont pas besoin de s’enfermer dans une tour de verre pour préserver leur statut. Elles n’ont a priori pas peur des compromis, de l’écoute, de l’apaisement, puisque cela n’écornera pas leur image.

Elles sont, en quelque sorte, délivrées de ce qui empoisonne tant d’hommes dirigeants : la masculinité hégémonique.

L’émergence de la démocratie féministe

Le pouvoir des femmes « se caractérise par la rupture avec les rhétoriques de force et de domination et par un refus de la docilité. Il est combatif tout autant que coopératif, déterminé, ambitieux et à la fois soucieux de prendre en compte les expériences vécues. Il est incarné aussi par des figures masculines comme Bernie Sanders, Pete Buttigieg, et Barack Obama encore aujourd’hui » (Marie-Cécile Naves).

C’est cela qu’il est important de souligner : si le leadership féministe constitue une rupture nette avec l’image habituelle du pouvoir (virilité exacerbée, postures guerrières, prédation, refus de la vulnérabilité, autorité voire autoritarisme), il n’est pas forcément incarné par des femmes. Les hommes peuvent aussi refuser les conceptions normées du pouvoir, et réinventer la manière de diriger : c’est par exemple le cas de Justin Trudeau au Canada ou de Joe Biden aux Etats-Unis.

Barack Obama, une autre manière de diriger

Pour conclure, jetons un œil du côté des sciences sociales. Que disent les études qui ont été menées à ce sujet ?

On peut citer une récente étude de 2014 qui répertorie cinq caractéristiques essentielles chez les dirigeant-es performant-es (extraversion, stabilité émotionnelle, ouverture d’esprit, amabilité et conscience professionnelle). Selon cette étude, les femmes obtiennent des notes plus élevées que les hommes dans quatre catégories sur cinq. Ce qui fait dire aux chercheurs et chercheuses que « les femmes dirigeantes sont plus douées pour le leadership que les hommes ».

Une méta-analyse menée en 2003 en combinant 45 études différentes a conclu quant à elle que les femmes dirigeantes avaient un style de leadership plus innovant, plus « transformatif » que les hommes dirigeants. Et même si les différences entre femmes et hommes étaient légères, selon l’étude, elles n’en demeuraient pas moins significatives.

Résultats similaires pour cette étude de 2014 menée par un cabinet de consulting américain : les femmes seraient davantage dirigées par la volonté d’agir que les hommes, et auraient tendance à se montrer plus empathiques et à l’écoute que leurs homologues masculins. A prendre avec des pincettes, néanmoins, tant il existe de formes de pouvoir que de femmes.

Mais d’autres études ont aussi montré qu’il n’existe pas de différences naturelles entre la façon dont les femmes et les hommes dirigent, et que les divergences qui ont cours sont le résultat de contingences naturelles, de traits de personnalité et de facteurs culturels combinés.

L’importance d’un regard pluriel

Bien évidemment, cet article ne soulève que des tendances générales, dues non pas à la biologie mais à la socialisation de genre. Il est évidemment possible de trouver des exemples de femmes ayant adopté un style de pouvoir basé sur la domination et la prédation, tout comme il est possible de trouver des exemples d’hommes dont la manière de diriger s’appuie sur la conciliation, l’écoute et la volonté de réunir (on aimerait cependant qu’il y en ait plus…).

Si nous avons besoin de dirigeantes, ce n’est pas uniquement parce qu’elles apporteraient quelque chose de nouveau : un nouveau regard sur le monde, une nouvelle manière de diriger. Il est tout à fait possible que cela ne soit pas le cas.

Ce qui est en cause, ce qui se fait urgent, c’est avant tout la nécessité de diversifier les regards, les positions, les stratégies, les expériences, les convictions. Car une direction entièrement masculine ne prend en compte que la moitié de l’humanité, en plus d’obéir – souvent – à des normes rétrogrades qui associent le pouvoir à la domination. C’est un regard nécessairement lacunaire, incomplet, et plus encore : défectueux.

Il nous faut des femmes dirigeantes, mais aussi des personnes – tous genres confondus – dont les origines, les expériences, les milieux sociaux varient. C’est avec cela, et seulement cela, que pourra être résolue la crise démocratique que nous vivons aujourd’hui.

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Présomption d’innocence : les raisons de la colère

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Alors qu’un homme visé par une plainte pour viol a récemment été promu ministre de l’Intérieur, attisant un feu de colère chez de nombreuses femmes, l’argument de la présomption d’innocence ne cesse de revenir sur le devant de la scène, opportunément manipulé par des petits malins qui y voient la bouée de sauvetage de ce remaniement désastreux. 

Mais qu’est-ce que la présomption d’innocence, et pourquoi ne peut-elle suffire, à elle seule, à clore la discussion ? 

La présomption d’innocence : qu’est-ce que c’est exactement ?

Parce qu’il vaut mieux savoir de quoi on parle quand on évoque un concept, voyons ce qu’est, en droit français, la présomption d’innocence. 

Comme l’explique cette tribune publiée par un collectif de femmes juristes, la présomption d’innocence est un principe directeur de la procédure pénale, selon lequel la charge de la preuve de la culpabilité revient à l’accusation, et le doute doit toujours profiter au mis en cause. C’est donc, avant tout, une règle de preuve. La présomption d’innocence, qui ne joue un rôle que dans le cadre d’une enquête ou d’un procès pénal, ne fait pas obstacle à la liberté d’expression (et encore moins la liberté d’être en colère). A condition, toutefois, de ne pas présenter la personne concernée comme définitivement coupable et de rappeler le cas échéant qu’une enquête est en cours et que le mis en cause n’a pas encore été jugé ni condamné. Ces limitations à la liberté d’expression ont une implication concrète, notamment pour les médias. Par exemple, la loi interdit de diffuser sans son accord les images d’un individu menotté. 

A partir de ces informations, nous pouvons donc déduire deux choses :

  • Légalement, rien ne s’oppose à ce qu’une personne mise en cause dans une affaire de viol devienne Ministre de l’Intérieur (moralement, c’est une autre histoire).

  • De même, rien ne peut s’opposer au mouvement d’indignation qu’a provoqué cette nomination. Le tollé que celle-ci a soulevée (et qui pourrait bien se prolonger) n’est en aucun cas une violation du principe de la présomption d’innocence, qui rappelons-le est avant tout une règle de preuve en matière pénale.

Le double standard de la présomption d’innocence

S’indigner d’une telle nomination, c’est se placer avant tout d’un point de vue moral. Ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi : la moralité, malgré l’image péjorative dont souffre ce terme, est aussi ce qui commande la plupart des règles en vigueur dans notre société (interdiction de l’inceste, interdiction de se faire justice soi-même, interdiction de voler, interdiction de tuer, etc). Elle est à la base même du droit.

Est-il éthiquement correct de nommer au Ministère de l’Intérieur – dont la mission est, entre autres, de garantir la sécurité des personnes et des biens – un homme visé par une plainte pour viol ? Imaginerait-on, par exemple, un ministre du Budget visé par une enquête pour fraude fiscale ? (oh pardon, c’est déjà arrivé en 2013 et le ministre en question a été démis de ses fonctions, malgré l’existence de cette présomption d’innocence qu’il ne faudrait surtout pas bafouer). Nommer à un ministère régalien un homme visé par une plainte pour viol est-il moralement acceptable, sachant que les violences faites aux femmes sont censées être la « grande cause du quinquennat » et que l’incurie de la police-justice en matière de violences sexistes et sexuelles ne cesse d’être démontrée ? (pour rappel, seuls 1% des violeurs dénoncés sont condamnés)

Sur ce sujet, la loi est silencieuse. Chacun décidera donc en son âme et conscience.

Mais une chose est sûre : celles (et peut-être ceux) qui jugent cette nomination honteuse sont libres d’exprimer leurs sentiments. Cela, rien ni personne ne peut s’y opposer.

User de sa liberté d’expression pour exprimer son dégoût, sa colère, son incompréhension, n’est pas bafouer la présomption d’innocence. Nous ne sommes pas dans un prétoire ; nous participons simplement au débat public, et notre colère, nous avons le droit, peut-être même le devoir de l’exprimer – autant que nous le voulons, et autant qu’il le sera nécessaire.

Parce que le double standard qui existe en matière de présomption d’innocence doit être dénoncé. 

D’autres personnalités politiques (François Bayrou, Marielle de Sarnez, François de Rugy, François Fillon pour ne citer qu’eux) ont en effet été contraint.es de démissionner dès lors que leur implication dans des affaires judiciaires a été découverte. Il ne s’agissait alors pas de bafouer la présomption d’innocence, mais bien de prendre des mesures de précaution, d’apaiser le débat et de faire preuve d’éthique et d’honnêteté morale. Ces valeurs-là, nous ne pouvons pas nous en prévaloir uniquement quand ça nous arrange. Soit nous les mettons en exergue, partout et tout le temps, soit nous les ignorons – partout et tout le temps.

En réalité, ce qui provoque la colère de tant de femmes, c’est que la présomption d’innocence – en tant que concept moral – est à géométrie variable. C’est qu’elle n’est invoquée que pour légitimer l’existence d’un ordre patriarcal, et passer sous silence les violences de certains hommes qui, sachant qu’ils resteront impunis, n’y voient qu’un banal amusement. 

On sait que les violences sexuelles sont banalisées, normalisées, ignorées par la plupart des gens. Cette affaire en est un puissant symbole. Il n’est pas acceptable pour un homme politique d’être soupçonné de détournement de fonds publics, mais être soupçonné de viol, ça passe.

Parce que le viol, on s’en fout. Parce que le viol, c’est une affaire de femmes qui mentent. Parce que le viol, ça fait partie du patrimoine culturel, avec les mains au cul et les remarques graveleuses qui se veulent drôles et spirituelles. On le savait depuis longtemps, mais tout de même : drôle de message envoyé par un gouvernement qui a fait des violences faites aux femmes sa « grande cause du quinquennat ».

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Pourquoi la présomption d’innocence se transforme (presque) toujours en présomption de culpabilité des victimes ? 

Les affaires de violences sexuelles soulèvent une particulière défense de la présomption d’innocence – bien plus que pour toutes autres affaires.

Cela démontre, une fois de plus, que la culture du viol est toujours à l’oeuvre dans notre société, malgré les avancées féministes.

Le corollaire de la présomption d’innocence en matière de violences sexuelles serait donc la présomption de culpabilité des victimes, comme si l’existence de ce principe juridique signifiait que tous les mis en cause étaient nécessairement innocents, et toutes les accusatrices étaient nécessairement dans le mensonge, l’exagération ou la vengeance. Or, pas plus que nous n’avons de certitude que le mis en cause est coupable, nous n’avons aucun moyen de savoir si la plaignante dit vrai ou pas – on rappellera néanmoins que les fausses accusations de viol représentent 2 à 8% seulement des plaintes. 

Si nous tenons tant à défendre la présomption d’innocence, ayons donc le bon sens de ne pas supposer que les victimes sont coupables.

Et interrogeons-nous sur les réactions – souvent violentes, viscérales – que suscitent les affaires de violences sexuelles. Pourquoi sommes-nous, dans ces cas précis, si prompts à défendre l’agresseur présumé ? Pourquoi brandissons-nous la présomption d’innocence comme s’il s’agissait d’un totem d’immunité, alors même que des délits comme la fraude fiscale ou la corruption, tout présumés qu’ils soient, échouent à susciter chez nous la même indulgence ? Qu’est-ce qui fait que nous sommes si prompts à défendre les violences sexuelles – réelles ou présumées ?

Qu’est-ce que cela dit de nous, et de la société dans laquelle nous vivons ?

Les lamentations victimaires des tenants de l’ordre ancien – celui dans lequel les hommes dominent, et les femmes n’ont qu’à fermer leur gueule – ont beau changer de fond, elles conservent toujours la même forme. Les femmes exagéraient quand elles réclamaient le droit de vote. Les femmes faisaient preuve d’une radicalité dangereuse lorsqu’elles demandaient l’accès à l’avortement légal. Ensuite, elles menaçaient la structure de la société tout entière lorsqu’elles réclamaient des salaires égaux pour un travail égal. Puis on en vint à s’inquiéter du fait que les femmes et les hommes ne pourraient bientôt plus prendre l’ascenseur ensemble (« argument » favori des antiféministes, qui l’ânonnent avec la vigueur d’un disque rayé). A chaque avancée, il existe un obstacle correspondant.

Maintenant, nous nous attaquons au plus gros morceau : la prise en compte – tant d’un point de vue préventif que curatif – des violences sexuelles envers les femmes. De manière inévitable, les résistances s’organisent. Les agresseurs, les violeurs, les harceleurs et tous ceux qui profitent d’une situation de domination n’ont aucun intérêt à ce que la société prenne enfin la mesure de la situation. Cela signifierait en effet la fin de l’impunité, la fin de la complicité, la fin de la jouissance tranquille. Lorsque Emmanuel Macron explique qu’il s’est entretenu « d’homme à homme » avec le nouveau Ministre de l’Intérieur, il ne dit pas autre chose : ces trois mots simples sont l’expression de cette connivence, cette complicité masculine qui protège les agresseurs et fait taire les victimes.

Alors, veillons à ce que la présomption d’innocence ne devienne pas un outil pour réduire au silence des femmes qui peinent déjà à s’exprimer, et battons-nous pour que notre pays sorte enfin de son aveuglement mortifère, et pour que cesse cette indifférence cinglante dont il gratifie ses citoyennes.

Il mérite mieux que ça, et nous aussi.

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La rhétorique réactionnaire : comment parlent les dominants lorsqu’ils craignent pour leurs privilèges

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Illustration : Eugenia Loli ©

Ces dernières semaines, deux événements n’ayant – a priori – aucun rapport l’un avec l’autre se sont télescopés. 

Tout d’abord, les révélations de Médiapart sur les dîners fastueux organisés aux frais du contribuable par François de Rugy, qui a depuis démissionné de son poste de Ministre de la transition écologique.

Puis la venue de Greta Thunberg, la jeune militante écologiste suédoise, à l’Assemblée nationale le 23 juillet dernier.

Chacun de ces deux événements a « libéré » une parole réactionnaire. La première niait avec véhémence les abus et la corruption ayant cours dans la vie politique. La seconde s’insurgeait du fait qu’une adolescente de seize ans puisse s’emparer du discours politique, au motif que celle-ci serait « trop jeune », « incompétente », « manipulée » – les pleurnicheries, insultes et tweets rageurs s’accompagnant parfois d’appels au boycott.

On pourrait se contenter de fustiger le vieuxconnisme flamboyant de nos politiques, mais je trouvais intéressant d’analyser ces discours, car ils mettent en exergue la rhétorique habituellement utilisée par les dominants lorsqu’ils vacillent de leur piédestal.

Comme on le verra, les méthodes employées sont toujours les mêmes. Pour contrer la justice et le progrès social, les conservateurs emploient des armes qu’ils espèrent tranchantes, mais qui s’avèrent désespérément rouillées.

 

Dévoyer le sens des mots : l’exemple de la « délation »

La délation, ce mot sombre qui évoque les pires heures de l’Histoire, est définie comme une « dénonciation intéressée, méprisable, inspirée par la vengeance, la jalousie ou la cupidité » (Larousse). Elle consiste à fournir des informations concernant un individu, en général à l’insu de ce dernier, pour un motif généralement contraire à la morale ou à l’éthique.

Mot fort et lourd de symboles, il a fait son grand retour médiatique à l’occasion du mouvement « Me too », lorsque les agresseurs, acculés, ont tenté de se raccrocher aux branches en se faisant passer pour les victimes d’un terrible complot.

Ainsi, les femmes qui dénoncent les violences dont elles ont été victimes feraient quelque chose de honteux et de méprisable, et leur volonté de trouver justice serait éthiquement condamnable.

Mais cette technique qui consiste à inverser les rôles (et donc la culpabilité), tout aussi grotesque qu’elle soit, n’a rien de très surprenant.

Lorsque les dominants se font épingler pour des actes juridiquement répréhensibles (violences, corruption, abus de pouvoir, etc), l’un des seuls mécanismes de défense qu’ils peuvent actionner est celui qui consiste à se dire victime d’une cabale.

C’est, par exemple, Denis Baupin qui attaque en diffamation les femmes qu’il a agressées sexuellement (fort heureusement, le karma existe : il a été débouté ).

Et donc, le terme de « délation » (un acte motivé par la vengeance) est devenu dans la bouche des dominant.es pris.es la main dans le sac un synonyme de « dénonciation » (un acte visant à faire justice). Un glissement sémantique dont personne ne semble s’émouvoir.

Dans l’affaire de Rugy, alors que Mediapart n’a fait que révéler des faits moralement et juridiquement condamnables (exerçant ainsi sa mission, qui est d’informer), les accusations de délation n’ont pas tardé à faire leur come-back (on les attendait : elles reviennent toujours). « Il y a encore dans notre pays le droit de la défense, la possibilité de réponse, sinon ça devient la République de la délation », a ainsi répliqué Emmanuel Macron, lorsqu’il fut sommé de s’expliquer.

Donc, quiconque révélerait des faits moralement et/ou juridiquement condamnables ferait de la « délation ». Drôle de conception de l’éthique et de la justice – d’autant que cela ne supprime aucunement à la personne dénoncée son droit à se défendre.

François de Rugy a quant à lui évoqué un « journalisme de démolition », se comparant à une « cible [qu’on] crible de flèches ».
Mais quelle est la différence entre le « journalisme de démolition », si tant est qu’une telle chose existe, et le journalisme d’investigation ? A moins que le droit d’informer, pilier essentiel de toute démocratie, ne devienne soudainement incriminable lorsqu’il révèle les abus de pouvoir des puissant.es ?

 

Rhétorique de la mauvaise foi : quand les puissant.es tentent de défendre leurs privilèges

Dans l’exercice de mauvaise foi auquel semblent se livrer nombre de dominant.es, le recours aux sophismes est particulièrement prisé.

L’un des plus connus est « l’épouvantail » (dit aussi « homme de paille »), technique qui consiste à travestir les arguments de son adversaire ou à les présenter de manière erronée, de sorte qu’il devient facile de les ridiculiser.

Mais l’exagération est une autre technique fréquemment utilisée. Voyons ainsi cet extrait d’un article concernant la venue de Greta Thunberg à l’Assemblée nationale, publié sur le site Agoravox :

« La défense de notre environnement ne mérite-t-elle pas mieux qu’un gourou instrumentalisé, jouant sur les peurs et les émotions collectives à des fins de culpabilisation individuelle ? » […] Ou comment une militante écologiste de 16 ans se transforme en leader d’une secte dangereuse, qui cherche à manipuler l’opinion pour mieux répandre son idéologie dévastatrice.

Je ne résiste d’ailleurs pas à vous partager cet autre extrait, tout à fait savoureux :
« Le monde attendait un leader écologique charismatique, légitime et compétent. On vient de lui servir un grand chaman de l’écolo-catastrophisme »

Cet argument est d’une mauvaise foi confondante, car les messages écologistes, même prononcés par de grands « leaders » bardés de diplômes, provoquent la même irritation chez les réacs. Et pour cause : l’urgence écologique se heurte violemment au dogme capitaliste, sur lequel repose nos sociétés modernes. Inutile de faire semblant d’attendre un grand messie qui nous sensibilisera intelligemment à la question (le rapport du GIEC, publié en octobre 2018 et sur lequel s’appuie d’ailleurs Greta Thunberg, remplit parfaitement cet office) : le discours écologiste a toujours provoqué des réactions de rejet, quelle que soit la source dont il émane.

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Greta Thunberg à l’Assemblée Nationale, le 23 juillet 2019

Mais intéressons-nous maintenant à ce stratagème rhétorique qui consiste à tenter de délégitimer son adversaire à grands recours d’attaques ad personam. Dans le cas de Greta Thunberg, rien de plus facile : son jeune âge, son manque d’expérience et son syndrome d’Asperger sont des cibles toutes trouvées.

Ainsi, ce qui met en rage les tenanciers du pouvoir traditionnel – le fait que Greta Thunberg ne soit pas un homme de cinquante ans, doté d’un diplôme de l’ENA et d’une carrière politique bien rôdée – va être utilisé comme un argument pour l’attaquer. Puisqu’elle ne correspond pas à la norme, son discours est nécessairement illégitime.

L’avantage, c’est que les attaques sur la personne permettent d’éviter soigneusement le fond du débat. Et les mâles encravatés n’ont peur de rien – après tout, selon l’adage, plus c’est gros, plus ça passe. « Le message de Greta Thunberg est catastrophiste ; il aggrave le réchauffement climatique », professe ainsi l’un de ses détracteurs, qui va jusqu’à prédire « une vraie révolution, qui serait vraisemblablement d’extrême droite » en cas de victoire idéologique des idées de Greta Thunberg. Il l’accuse ensuite d’être « instrumentalisée par les ayatollahs écolo-catastrophistes qui veulent imposer aux jeunes une réduction massive de leurs libertés » (celles que nous confèrent le réchauffement climatique, sans doute ?).

« Non à la terreur par la peur », se lamente un autre de ses contempteurs, sans qu’on sache trop ce que signifie cette phrase (un indice : rien).

Il est intéressant de noter que les arguments avancés par les détracteurs de Greta Thunberg pourraient aisément être retournés contre eux-mêmes : eux non plus ne sont pas de « grand scientifiques », eux aussi sont instrumentalisés (par les lobbies industriels), eux aussi sont obsédés par une seule chose (conserver le pouvoir). Qu’ont fait les élu.es ces 20 dernières années pour enrayer le changement climatique ? Qui s’est seulement intéressé à ce sujet ?

Il est également fascinant de voir à quel point la prise de parole d’une jeune fille politisée puisse déclencher autant de violence, d’animosité, de rejet. Le pluralisme des opinions n’est-il pas l’un des fondements de la démocratie ? Par ailleurs, doit-on attendre d’être adulte pour avoir des opinions fortes, et l’envie de les exprimer ? (toute personne qui a déjà eu 16 ans un jour vous répondra non)

Greta Thunberg dérange parce qu’elle renvoie aux parasites de la vie politique leur propre inaction et incompétence. Elle dérange parce qu’elle prouve qu’il n’est nul besoin d’être un homme de cinquante ans pour avoir un discours politique influent. Elle dérange, enfin, parce qu’elle change complètement le paradigme habituel du pouvoir. Greta Thunberg a seize ans, elle n’a pas fait Sciences Po, elle n’a pas de réelle expérience professionnelle ou politique. Mais cela ne l’empêche guère d’être une actrice importante de la lutte écologique. Et de faire entendre sa voix.

Dans leurs prises de position outrées et leurs appels au boycott, les monsieurs tout rouges et tout colères qu’une adolescente leur vole la vedette n’ont rien fait de plus qu’exhiber leur masculinité fragile, eux qui tremblent d’effroi lorsque de nouvelles règles du jeu semblent se mettre en place – et avec elles, la possibilité d’un nouveau partage du pouvoir.

Certes, tous les détracteurs de Greta Thunberg ne sont pas des hommes. Mais ce sont eux que l’on a particulièrement entendus ces derniers jours.

Ce sont eux, également, qui en 2016 s’étaient insurgés contre la venue de Pamela Anderson à l’Assemblée nationale pour parler du gavage des oies et des canards (la star américaine est une militante de la cause animale). « Dinde gavée au silicone », « degré zéro de la politique », « elle n’y connaît rien », a t-on alors pu entendre. Le message sous-jacent est toujours le même : la parole politique appartient aux hommes, et n’est légitime que lorsqu’elle correspond à un modèle ultra-codifié.

Toutes ineptes qu’elles soient, ces lamentations permettent aux dominants (qui se sentent) menacés de continuer à occuper le terrain médiatique, et donc d’exister. De dire « je suis toujours là ». Et par là-même, de réaffirmer leur pouvoir.

 

Au commencement, la peur

En réalité, quel que soit le sujet auquel elle s’attaque, la rhétorique réactionnaire ne cache qu’une seule et même chose : la peur.

La peur de perdre son statut de dominant, et donc ses privilèges.
La peur de se faire remplacer, la peur de devoir céder sa place à des personnes que l’on n’envisageait pas autrefois comme des adversaires : les femmes, les jeunes, les écolos, les progressistes.
La peur de l’égalité.
La peur, consubstantielle, du changement.

Cette peur n’est pas nécessairement conscientisée, et les réactions de rejet qu’elle engendre ne sont pas toujours rationnelles.

Mais une chose demeure : les dominant.es construisent leur identité sur l’idée même du pouvoir, et la façon dont s’exerce celui-ci. Or, s’ils ne peuvent plus – ou moins – dominer, c’est toute leur identité qui s’effondre.

En 1991, la féministe américaine Susan Faludi publiait « Backlash », un essai dans lequel elle décrit le « retour de bâton » consécutif à chaque petite avancée pour les droits des femmes.

Cette offensive réactionnaire est valable pour le mouvement féministe, mais elle peut également être étendue à toute forme de progrès social. Lorsque les fondations de l’ancien monde commencent à trembler, les personnes qui en récoltaient les fruits tremblent avec elles.

Toutes ces levées de boucliers, qu’elles soient masquées derrière des arguments grotesques ou une rhétorique plus mesurée (1), ne sont finalement qu’un symptôme : celui d’une peur des dominant.es de voir le pouvoir leur échapper.

Mais les signes de résistance ne sont pas forcément un mauvais présage. Lorsque la parole des puissant.es cherche désespérément à se faire (ré)entendre, c’est le signe que la société a entamé sa mue. Lentement, mais sûrement.

(1) Leur seul point commun étant qu’elles ne sont jamais proportionnelles à la « menace » perçue.