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Il faut qu’on parle (d’argent)

MONEY

En France, pays où le rapport à l’argent est trouble et complexe, les discussions financières sont souvent auréolées d’un sentiment de gêne.

Il y a là une de ces relations ambiguës, presque paradoxales, de celles que certain.es entretiennent avec le sexe. On le désire, et on le déteste. On en voudrait, mais on en a peur. C’est bon, mais c’est (considéré comme) sale.

Le contraste culturel avec les Etats-Unis est saisissant. Là-bas, et plus globalement dans les pays anglo-saxons, les médias destinés aux femmes abordent sans pudeur la question des finances personnelles. L’argent est dépouillé de sa composante genrée : il ne reste que sa capacité d’empowerment, exposée sans pudeur. On y explique comment se débrouiller avec un petit salaire ; où et comment placer son argent. Quels sont les métiers qui rapportent. Comment gérer un budget, comment rembourser ses dettes. Comment se constituer une épargne un peu plus conséquente que ces trois billets glissés dans une tirelire « pour partir en week-end à Barcelone ». Etc, etc.

La relative aisance avec laquelle les Américain-es parlent d’argent a sûrement à voir avec leur culture, fier mélange de protestantisme industrieux et de foi en la réussite individuelle. Nous ne possédons pas les mêmes bases. Mais le fait que nous observions le sujet avec une telle frilosité, en plus de l’exclure d’office des sujets de conversation dits « féminins« , est un problème.

Parce que les femmes ne sont pas éduquées à désirer le pouvoir que confère l’argent – ni même, et c’est peut-être pire, à s’imaginer en être les légitimes détentrices.
Or, le sujet de l’indépendance financière*, en tant que pilier de l’égalité entre les sexes, est d’une importance cruciale.

 

* le terme « indépendance financière » utilisé dans l’article renvoie uniquement au fait de pouvoir se suffire à soi-même d’un point de vue financier, c’est à dire de ne pas se trouver dans une situation de dépendance économique vis à vis d’une ou plusieurs personnes. 

 

I/ Les femmes et les finances

Sur son site Internet, la société France SCPI révèle avoir contacté un célèbre hebdomadaire féminin pour lui poser la question suivante : « Pourquoi n’y a-t-il pas de rubrique « argent » dans votre magazine ? ». Et voici la réponse que leur a fourni une journaliste résignée : « Les annonceurs, ceux qui payent la publicité, ne veulent pas que nous détournions la « cible » de potentiels achats mode qu’elles ne feraient pas si elles plaçaient leur argent ».

Que cette anecdote soit réelle ou inventée, le mot n’en reste pas moins jeté : acheter. Ciblées avec convoitise par les publicitaires, les femmes sont constamment incitées à dépenser. Que ce soit pour refaire leur garde-robe (avez-vous acheté le dernier jean tendance ?), adopter le nouveau mascara super allongeant, être tendance en total look cuir, découvrir le nouvel hôtel Machin Truc à Londres ou gagner du temps en cuisine (connaissez-vous le robot Thermomix ?), l’argent leur brûle les mains en permanence. Et, de fait, 65% des femmes seraient les principales responsables des achats dans leur foyer.

Certes, nous vivons dans un monde capitaliste où le consumérisme en tant que norme sociale fait loi. Le problème, c’est que les femmes sont plus vulnérables économiquement que les hommes, et l’écart se creuse d’autant plus qu’elles ne reçoivent aucune éducation financière et ne sont pas incitées à s’intéresser à l’argent – si ce n’est pour le dépenser.

Pour rappel, en France, les femmes touchent en moyenne un salaire inférieur de 19 % à celui des hommes, en équivalent temps plein. Un écart qui s’élève à 9% à poste et compétences égales, chiffre considéré comme l’application directe de la discrimination. Elles représentent aussi la majorité des salarié.es à temps partiel (82%) et des employé.es non qualifié.es (78%).

On pourrait donc trouver un intérêt à développer une culture financière chez les femmes, de sorte qu’elles ne se retrouvent pas en situation de double peine (salaire moindre et méconnaissance des systèmes permettant de maintenir son indépendance financière). Et pourtant…

Nous sommes soigneusement laissées dans l’ignorance, comme si l’autonomie financière revêtait un caractère accessoire. Un angle mort du féminisme ? Pourtant, dans Une chambre à soi, paru en 1929, Virginia Woolf évoquait déjà l’importance pour les femmes de disposer de leur propre argent. Une évidence quelque peu délaissée par le mouvement féministe face aux questions relatives à la liberté de disposer de son propre corps, érigées en priorités.

Mais la question est la suivante : peut-on disposer de soi-même (de sa vie, de son esprit, de son corps) sans être financièrement autonome ? En somme, peut-on vraiment dissocier l’émancipation féminine de l’indépendance financière ?

En attendant de trouver une réponse à cette épineuse question, le cliché de la femme frivole et dépensière, tenant ses sacs de shopping à bout de bras, reste incrusté dans les esprits. Et le système capitaliste a tout intérêt à faire perdurer cette norme culturelle : qu’importe que les femmes aient moins d’argent, l’important est qu’elles le dépensent.

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Selon une étude menée en 2015 par le gestionnaire d’actifs Blackrock, les Françaises sont les championnes d’Europe de l’épargne (60% d’entre elles mettent de l’argent de côté). Un résultat a priori encourageant. Mais épargner et investir sont deux choses différentes. Et c’est là que le bât blesse : les femmes ne sont que 25% à investir, occupant l’avant dernière place de ce même classement.

Et si elles sont 85 % à être en charge de (ou à partager) la gestion des dépenses quotidiennes et des besoins à court terme, elles sont une majorité (58 %) à s’en remettre à leur conjoint pour ce qui concerne les « grosses » décisions financières, celles qui ont une influence sur le long terme.

Cette méconnaissance financière peut avoir de lourdes conséquences, notamment en cas de divorce ou de décès du conjoint. Une étude de la banque suisse UBS révèle ainsi que 76 % des femmes veuves ou divorcées interrogées auraient souhaité s’être davantage impliquées dans les décisions financières à long terme…

Quel dommage, quand on sait qu’en matière d’investissement, les performances obtenues par les femmes sont supérieures à celles de leurs homologues masculins ! Ces résultats s’expliqueraient par le fait que les hommes, par excès de confiance, prennent plus de risques, tandis que les femmes n’investissent que si elles sont sûres d’elles. (voir par exemple « Gender, Overconfidence, and Common Stock Investment », étude menée par l’Université de Californie sur une période allant de 1991 à 1997)

 

II/ Argent, nom masculin

Vous aurez sans doute constaté que la presse économique et financière (Capital, Challenges, Mieux vivre votre argent…) s’adressait par défaut aux hommes, en faisant notamment appel à une forme de connivence homosociale.
On se souvient notamment de l’enquête sur les start-up françaises publiée par le magazine Capital en 2017, illustrée par une couverture montrant onze entrepreneurs – tous mâles – en chemise blanche.

Idem pour les sites Internet et les livres consacrés aux finances personnelles (et aux sujets afférents, comme l’entrepreneuriat ou le management), qui s’adressent à un lectorat supposé masculin.

De manière globale, on observe la persistance d’une division genrée entre les hommes et les femmes au sujet de l’argent. Les hommes restent ainsi, dans notre imaginaire collectif buriné par des siècles de tradition sexiste, considérés comme les principaux pourvoyeurs – ceux qui ramènent l’argent à la maison et gèrent les finances « sérieuses ». A côté, si la notion de « salaire féminin » n’existe plus depuis 1946, les stéréotypes perdurent sur la vulnérabilité des femmes, qui devraient être prises en charge par un vaillant protecteur (qui ne manquera pas, notamment, de lui payer son plat au restaurant, l’inverse étant bien évidemment prohibé) et dont la carrière aurait toujours quelque chose d’accessoire.

Les médias ont un rôle à jouer dans la pérennisation de ces stéréotypes genrés.

Ainsi, les publicités relatives aux assurances et aux banques mettent en scène une majorité d’hommes, particulièrement lorsqu’il s’agit de montrer un.e entrepreneur.e qui cherche à contracter un prêt. Ils constituent 59 % des personnages principaux et 63% des personnages secondaires (en revanche, 44% des voix off sont féminines). Une étude du Ministère des Droits des Femmes de 2014 a pourtant montré que l’envie d’entreprendre était autant répandue chez les hommes que chez les femmes… Mais elle risque d’avoir du mal à se concrétiser chez ces dernières, si l’on continue à présenter la création d’entreprise comme une activité « masculine ».

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Une femme qui s’intéresserait aux marchés boursiers ? Vous n’y pensez pas…

Autre conséquence de cette « masculinisation » de la finance, les start-up fondées par des femmes reçoivent en moyenne 2,5 fois moins de fonds que celles fondées par des hommes (source : Boston Consulting Group). Au total, depuis 2008, les start-up fondées par des femmes n’ont levé que 2% du montant total levé par les jeunes pousses. Les investisseurs étant en grande majorité… des hommes, le chiffre n’a rien de surprenant.

A l’échelle de l’Histoire, cela fait bien peu de temps que les femmes peuvent gérer elles-mêmes leur argent.
En 1804, ce monument de misogynie qu’est le code civil français – dit « Code Napoléon »– consacrait l’incapacité juridique totale de la femme mariée, en lui interdisant notamment de gérer seule ses biens, de signer un contrat et de percevoir directement son salaire. Cette incapacité juridique n’a été supprimée qu’en 1938.

Mais il faudra attendre l’année 1965 (!) pour que les femmes puissent ouvrir un compte en banque ou travailler sans le consentement de leur mari.

Nous sommes les héritiers et héritières de cette époque là ; c’est ce passif inégalitaire et sexiste qui nous a été légué, et qui nous conduit à considérer les questions financières, et l’argent – symbole ultime du pouvoir – comme une prérogative masculine.

 

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Une publicité pour une banque belge, (heureusement) brocardée pour son sexisme

 

III/ Le piège de la dépendance économique

Depuis quelques temps, le féminisme est devenu « cool ».

On vend aux femmes de l’empowerment sous plastique, de l’émancipation par le sexe, de la liberté par le rouge à lèvres. Comme si la révolution ne pouvait passer que par le corps, le désir, le charnel.

Et en effet, bien rares sont les fois où est évoqué le pouvoir conféré par l’indépendance financière. Comme si nous avions peur de l’argent, de sa symbolique, de sa connotation « capitaliste » et bassement utilitaire, de sa charge émotionnelle aussi. Pourtant, comment penser l’émancipation des femmes sans penser dans le même temps leur autonomie financière – et cet affranchissement du joug masculin qu’elle permet ?

Ce qui nous oblige à aborder la question du travail.

Oui, celui-ci est rarement une source d’épanouissement – et il est bien difficile de ne pas craindre pour l’avenir une détérioration accrue des conditions de travail. Mais l’idée ici n’est pas d’affirmer que le travail est un nécessaire lieu de réalisation de soi : simplement de rappeler qu’il est l’un des seuls moyens par lesquels les femmes peuvent conquérir leur autonomie, sans laquelle il ne peut y avoir d’égalité.

Dans « Le deuxième sexe« , paru en 1949, Simone de Beauvoir écrivait déjà que « c’est par le travail que la femme a en grande partie franchi la distance qui la séparait du mâle ; c’est le travail qui peut seul lui garantir une liberté concrète« . Tout en soulignant plus loin le paradoxe qui fait que si le travail constitue une forme d’aliénation, il permet également d’acquérir son autonomie. « Le travail d’aujourd’hui n’est pas la liberté », écrit de Beauvoir (et on peut affirmer que, 70 ans plus tard, les choses n’ont pas changé) ; « D’autre part, la structure sociale n’a pas été profondément modifiée par l’évolution de la condition féminine ; ce monde qui a toujours appartenu aux hommes conserve encore la figure qu’ils lui ont imprimée. »

En résumé, l’indépendance financière ne fait pas tout. Dans un monde fait par et pour les hommes, l’indépendance financière des femmes ne fera pas obstacle aux discriminations ni aux inégalités de genre. Elle n’en demeure pas moins le commencement de tout : comment imaginer, en effet, qu’une femme qui dépend d’un homme puisse se revendiquer – non en théorie, mais dans les faitsson égale ?

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Certains courants de pensée affirment, en vertu d’une grande paresse intellectuelle, que tous les « choix » faits par les femmes seraient intrinsèquement féministes. Ainsi, faire « le choix » de rester au foyer serait un choix féministe, tout autant que se lancer dans une carrière scientifique ardue. C’est là un raisonnement fallacieux.

Qu’on s’entende bien : l’objectif pour le mouvement féministe n’est pas de décerner des médailles à ses plus fidèles disciples, mais de rappeler que certaines décisions, même prises de manière autonome, peuvent s’avérer néfastes sur le long terme et contrer nos propres intérêts.

D’autant que la plupart de nos choix n’en sont pas vraiment, particulièrement lorsqu’ils sont précédés par la contrainte économique – ou sont le fruit inconscient d’un conditionnement culturel et social. 

Nous devons donc réfléchir à l’origine de nos « choix » (d’où viennent-ils ?) et à l’influence qu’ils peuvent avoir sur le long-terme.

Si les hommes ont le pouvoir, c’est parce qu’ils disposent de la majorité des ressources. Les femmes ont beau accomplir 66% du travail mondial, elles ne perçoivent que 10% des revenus et détiennent 1% de la propriété, ce qui les maintient dans un état de forte vulnérabilité. C’est un fait : dans n’importe quelle situation, la personne qui détient l’argent détient le pouvoir.

L’égalité se joue donc aussi dans le porte-monnaie. Et si les obstacles structurels sont hélas toujours là (normes genrées, discriminations sur le marché de l’emploi, écarts de salaire, etc), le pouvoir individuel que confère l’autonomie financière doit être vu comme un premier pas.

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Mais rentrons dans le vif du sujet. En 2011, 14% des femmes en âge de travailler étaient « au foyer » (une femme sur trois entre 55 et 59 ans). Par ailleurs, une femme sur deux réduit ou cesse temporairement son activité professionnelle après une naissance. Des statistiques qui doivent se lire comme la persistance d’une inégalité structurelle entre les femmes et les hommes, qui sont toujours en proie aux rôles genrés. Pourquoi cette situation est-elle préoccupante ?

Parce que ces périodes d’inactivité, a fortiori si elles durent dans le temps, créent des écarts de rémunération (voire une absence de rémunération tout court) qui peuvent mettre les femmes en danger, particulièrement si elles se retrouvent seules. En 2013, les hommes touchaient en moyenne 1 642 € de pension de retraite par mois, contre 993€ pour les femmes – une somme qui les place en dessous du seuil de pauvreté.

Mais la dépendance économique est aussi dangereuse en ce qu’elle prive l’individu de son autonomie et de son pouvoir de décision.

Elle catalyse également nombre de rancœurs, frustrations et dynamiques de pouvoir inégalitaires, qui peuvent être dévastatrices dans un couple. Quelles que soient nos intentions, quels que soient nos sentiments, la dépendance financière s’accommode très mal de l’égalité puisqu’elle induit une forme de subordination.

Les femmes, déjà globalement dénuées de pouvoir dans la sphère publique, veulent-elles vraiment voir cette situation dupliquée dans leur foyer ?

 

IV/ L’importance de l’autonomie financière dans l’émancipation des femmes

L’argent n’est donc pas seulement un symbole du pouvoir : il en est aussi un instrument. L’indépendance financière maintient le champ des possibles ouvert. La possibilité de dire oui, mais aussi – et c’est sans doute plus important encore – non. De rester ou de partir. De disposer librement de soi-même, de prendre des décisions, de faire entendre sa voix.

Il n’est alors guère étonnant que certains hommes s’en prennent au porte-monnaie de leur compagne, dans une volonté de les maintenir dans une situation de dépendance : c’est ce qu’on appelle les violences économiques. Ces violences peuvent prendre des formes différentes, qu’il s’agisse d’interdire à sa conjointe de travailler ou de retourner au travail après un congé parental, de contrôler ses dépenses, de confisquer sa carte bleue, de détourner son salaire, de l’enjoindre à fermer son compte bancaire, etc. Dans tous les cas, l’objectif est d’affaiblir voire annihiler l’autonomie de la personne, et de garder le contrôle sur elle.

 

Pour finir, mentionnons deux études qui attestent des bienfaits de l’indépendance financière pour les femmes.

Cette indépendance leur permet de prendre plus de décisions au sein du foyer, tout en les protégeant en cas de divorce et de décès du conjoint (Control over Money in Marriage, Cambridge University Press, 2003).

Quant au risque de divorce, il diminue de 50% quand la femme gagne la moitié des revenus du ménage, et l’homme réalise la moitié des tâches domestiques (« Doing Gender in Context : Household, bargaining and risk of divorce in Germany and the United States », American Journal of Sociology, 2006).

Toute femme devrait avoir une chambre à soi, oui ; mais aussi et surtout un revenu à soi. Plus facile à dire qu’à faire, dans une société où la précarité gagne du terrain. Mais commençons par en parler. Mettons, enfin, le sujet sur la table.

Parce qu’il est, à de nombreux égards, d’une importance capitale.

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Championnes de l'(in)égalité

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Depuis le 1er mars 2019, les entreprises françaises de plus de 1000 salarié.e.s doivent publier sur leur site Internet leur « index de l’égalité homme-femme », un outil créé par la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, qui permet d’évaluer les différences de rémunération dans chaque entreprise – et de les corriger, le cas échéant. Il s’agit de passer d’une obligation de moyen à une obligation de résultat en matière d’égalité salariale.

Cet index attribue une note globale sur 100 qui se base sur cinq critères différents : écart de rémunération entre les femmes et les hommes, écart dans les augmentations annuelles et dans les promotions, augmentation des salariées au retour de congé maternité et présence d’au moins 4 femmes parmi les plus 10 hautes rémunérations de l’entreprise. La note minimum à atteindre est de 75/100 : en dessous de ce seuil, les entreprises disposent d’un délai de 3 ans pour résorber les écarts.  

Parmi les entreprises qui ont dévoilé leur note, on constate avec surprise que la majorité brille par ses superbes résultats : la Maif obtient par exemple une note de 99/100, Sodexo Hygiène et Propreté 100/100, Alstom 95/100, L’Oréal 90/100 et Monoprix, 98/100. Étonnant, dans une société où les inégalités au travail sont une réalité minutieusement documentée. 

Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Nous serions-nous rapproché.e.s de l’égalité pleine et entière ces dernières années, sans même nous en être rendu compte ?

Eh bien en fait… non.

Tout d’abord, si les notes affichées paraissent aussi exemplaires, c’est parce que l’index  de l’égalité hommes-femmes présente des biais importants :

  • L’existence de seuils de pertinence de 5 points pour le calcul des écarts de rémunération. Si l’écart est de 15 % entre les femmes et les hommes cadres dans une entreprise donnée, on n’en retiendra donc que 10 %. Et à âge et poste comparable, un écart de 5% entre les femmes et les hommes sera considéré comme inexistant (!).
  • Un manque de transparence : en effet, les entreprises sont uniquement tenues de publier la note globale de leur index, et non le calcul détaillé. Des contrôles sont certes prévus par l’inspection du travail, mais cela n’empêchera probablement pas quelques petits arrangements avec la réalité… Par ailleurs, pour avoir vu de l’intérieur comment une entreprise calcule son index, je peux affirmer qu’elle ne le fait pas en se demandant comment elle pourrait profiter de l’occasion pour résorber les écarts de salaire existants, mais comment elle pourrait bidouiller pour obtenir le plus haut score possible et s’éviter ainsi 1) de payer une pénalité financière, 2) de se taper la honte auprès du grand public.
  • Il n’existe pas de critère sur le nombre de femmes dirigeantes. Or, le plafond de verre est une réalité tenace, qui constitue le paroxysme des inégalités au travail et participe – entre autres – de la moindre rémunération des femmes sur le marché du travail. Les femmes ne veulent pas seulement des salaires égaux : elles veulent aussi, et cela va avec, des évolutions de carrière égales.
  • Comme dit plus haut, le score minimum à atteindre est de 75/100 (en dessous, les entreprises s’exposent à une pénalité financière pouvant aller jusqu’à 1% de la masse salariale). Ces dernières ne sont donc pas incitées à atteindre l’égalité réelle, le 100/100 qui ne s’accommode d’aucun seuil de « tolérance » –  comme si l’on pouvait tolérer un petit peu d’inégalités. L’égalité salariale n’aurait-elle qu’une importance relative, puisque certaines insuffisances sont acceptables en la matière ?

Enfin, cet index est également biaisé en ce qu’il ne propose aucun outil pour mesurer – et corriger – la division sexuée du travail, c’est-à-dire le cloisonnement des filières par genre. Il se contente de mesurer des niveaux de « responsabilité » équivalents. Or, certains postes ne sont pas comparables, tant en termes de contenu que d’évolution de carrière. Par exemple, un poste de technicien de maintenance ne saurait être comparé à un poste d’assistante administrative (je genre volontairement au masculin et au féminin), même si les niveaux de responsabilité sont en théorie similaires. On sait que la division sexuée du travail contribue fortement à la persistance des inégalités salariales. Tant que les femmes resteront majoritairement cantonnées aux fonctions les moins valorisées et les moins rémunératrices des entreprises, l’égalité restera un vain mot.

Une fois qu’on a dit tout cela, on se rend compte que même des entreprises « bien notées » pourront donc, en réalité, cacher des disparités de salaire – et de carrière – importantes.

Prenons le cas de LVMH, par exemple, qui affiche une note de 90/100 à l’index de l’égalité hommes-femmes. Au premier abord, on pourrait avoir envie de saluer la performance –  d’autant que 65 % de ses cadres sont des femmes.

Mais quelle est la réalité en interne ? Que cachent ces chiffres – a priori – positifs ?

Il suffit de se pencher sur la composition des instances dirigeantes de l’entreprise pour déchanter : son conseil d’administration ne compte que 40 % de femmes (elles étaient 23,5% en 2015) et son comité exécutif, haut lieu de décision stratégique par excellence, ne compte que deux femmes sur douze membres. En matière d’égalité, on a vu mieux.

Quant à l’entreprise Alstom, qui se targue d’avoir obtenu une note de 95/100, elle ne compte pourtant qu’une seule femme sur les 17 membres de son équipe de direction !

Y a t-il vraiment de quoi se féliciter ? Est-ce cela qu’on entend par « égalité entre les femmes et les hommes au travail » ?

À moins, bien sûr, que notre société n’ait de cette égalité une conception particulière – qui serait satisfaisante même sous la forme d’une égalité relative, partielle, incomplète (liste d’oxymores non exhaustive), il est difficile de se réjouir du tableau offert par le paysage des entreprises françaises.

Et si l’idée de départ était intéressante, force est de constater que ce nouvel index fait flop. Incomplet et paresseux dans ses ambitions, instrumentalisé par les entreprises à des fins de communication, il n’engendre pour l’instant que des discussions superficielles et des distributions de bons points non mérités – tout en évitant les profondeurs d’un débat qui mériterait pourtant plus de sérieux.

 

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Une entreprise dont le conseil d’administration est présidé par un homme, dont 2 vice-président.e.s sur 3 sont des hommes, tout comme les 3 administrateurs délégués auprès du président, obtient un score « maximal »

 

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Que ferions-nous sans cet acteur majeur, dont l’équipe de direction ne compte qu’une femme sur 8 membres ¯\_(ツ)_/¯

 

*

Ouvrons le débat, justement.

On justifie souvent les inégalités au travail par l’autocensure des femmes, qui « n’oseraient pas », « limiteraient leurs ambitions », « manqueraient de confiance en elles ». Assurément, l’autocensure (et le manque d’assurance) des femmes est une réalité, qui découle en partie de la façon dont elles sont éduquées. Mais elle ne saurait justifier à elle seule l’ensemble des inégalités au travail. Rejeter la responsabilité d’une domination structurelle sur les sujets dominés (en l’occurrence les femmes) est certes commode – rien de mieux pour clore la discussion – mais c’est aussi particulièrement malhonnête.

Il suffit de se pencher sur les études qui ont été menées sur le sujet des inégalités professionnelles pour s’en rendre compte : ce qui est à l’œuvre, ce n’est pas une timidité féminine « naturelle » ou un manque d’appétence des femmes pour les postes de pouvoir, mais bien un système de domination qui dépasse largement la sphère de la responsabilité individuelle.

Par exemple, plusieurs études ont montré que les femmes sont aussi ambitieuses que les hommes lorsqu’elles débutent leur carrière et ce, quel que soit le poste qu’elles occupent. Mais leur ambition décroît au fil des années à cause des obstacles auxquels elles doivent faire face au travail. Fatiguées de composer avec les aléas de la misogynie ordinaire, les femmes finissent (souvent) par se décourager. La professeure de psychologie sociale Michelle Ryan, qui a longuement travaillé sur le sujet, explique que la baisse graduelle d’ambition des femmes serait due « au manque de soutien, de mentors ou de modèles féminins auxquels s’identifier, mais aussi aux préjugés auxquels [les femmes] sont régulièrement confrontées ».  Fait intéressant : par comparaison, l’ambition des hommes… augmente avec le temps !

Dans la même veine, le cabinet de conseil Bain & Company a interrogé plus de 1000 femmes et hommes sur leurs ambitions futures, en leur posant les questions suivantes : « Aspirez-vous à obtenir un haut poste dans une grande entreprise ? » et « Avez-vous confiance dans le fait d’obtenir un jour un tel poste ? ». Les femmes ayant moins de 2 ans d’expérience professionnelle répondaient positivement, leurs ambitions dépassant même légèrement celles des hommes. Mais les femmes ayant plus de 2 ans d’expérience voyaient leurs aspirations et leur confiance chuter de respectivement 60 et 50%, ce déclin étant indépendant des changements personnels comme le mariage ou la maternité. Par comparaison, les hommes voyaient leurs ambitions baisser de 10% seulement.

De là à dire que seules 2 années d’expérience professionnelle suffisent pour saper l’ambition et la confiance des femmes en leurs capacités… il n’y a qu’un pas !

 

 « Oui mais quand même, les femmes ont tendance à manquer d’assurance », nous rétorquera-t-on. « Elles osent moins, demandent moins d’augmentations et de promotions que les hommes. Au travail, il faut savoir s’imposer ».

Eh bien, permettez-moi de vous suggérer d’aller jeter un œil à cette étude parue en 2018  dans la Harvard Business Review. 

On y apprend que, contrairement à une idée reçue tenace, les femmes demandent autant d’augmentations que les hommes… mais sont moins susceptibles de les obtenir que leurs homologues masculins.

Une autre étude confirme ces résultats, tout en montrant que les femmes tendent à être jugées (et récompensées) pour leurs résultats effectifs, tandis que les hommes le sont pour leur potentiel présumé.

De quoi mettre à mal ce cliché qu’on nous ressert souvent comme une mauvaise soupe, selon lequel les inégalités au travail trouveraient leur source principale dans les innombrables « manques » (de confiance, de volonté, d’assurance, d’ambition…) des femmes. 

 

*

La rhétorique égalitaire des entreprises – qui procède avant tout d’un certain opportunisme – ne doit pas nous faire oublier que de nombreuses inégalités perdurent en matière de qualification des emplois, de carrière, de rémunération, de temps et de conditions de travail.

En France, aucune femme n’est PDG d’une entreprise du CAC 40, et l’on continue à parler des « grands patrons », une précision langagière qui, pour paraître anodine, n’en demeure pas moins révélatrice. Seules Isabelle Kocher et Sophie Bellon, qui sont respectivement directrice générale d’Engie et présidente du conseil d’administration de Sodexo, dirigent de grandes entreprises. Fait notable, cette dernière est aussi la fille de Pierre Bellon, fondateur du groupe Sodexo. Sans remettre en cause ses compétences, ne peut-on pas s’interroger sur le fait que le népotisme soit souvent l’une des seules portes d’accès des femmes à des postes de pouvoir ?

À l’autre bout du spectre hiérarchique, les postes d’assistante et de secrétaire restent très majoritairement occupés par des femmes. Le schéma archaïque des petites mains féminines qui soutiennent et épaulent le travail réalisé par les hommes demeure, comme gravé dans la pierre. À quand une généralisation des hommes assistant des femmes de pouvoir ?

C’est ce que l’on appelle la ségrégation verticale. Ainsi, dans les plus hautes strates de ce mille-feuilles qu’est l’entreprise, les femmes sont comme l’oxygène au sommet : elles se raréfient.  Leur part dans les instances de direction des grandes entreprises est en effet très faible : au total, elles représentent 13,9 % des membres de ces instances et 11,9% des membres des comités exécutifs.

Historiquement, le pouvoir a toujours été considéré comme intrinsèquement masculin. De fait, l’incursion massive des femmes dans le monde professionnel, bien qu’elle soit aujourd’hui socialement acceptée, ne va pas sans rencontrer de résistances. Des résistances individuelles, bien sûr, mais aussi collectives et structurelles. Invisibles, elles sont plus difficiles à discerner – et donc à combattre.

Mais il n’est plus possible aujourd’hui de trouver normale la (relative) absence des femmes aux plus hauts postes et lieux de décisions ; plus possible de croire que leur mise à l’écart des instances dirigeantes n’est qu’un malheureux hasard, alors même qu’elles sont statistiquement plus diplômées que les hommes. Comment ne pas voir dans cette « éviction » de la moitié de la population mondiale un acte délibéré, qui s’inscrit dans l’héritage consenti d’un système global de domination des hommes sur les femmes ?

En 2019, nous ne pouvons plus trouver « normal » que des entreprises du CAC 40 ne comptent aucune femme au sein de leur comité exécutif (Airbus, Arcelor Mittal, Bouygues, Solvay, STMicroelectronics, Vinci et Vivendi pour ne pas les nommer). Qu’est-ce que cette situation nous dit du pouvoir, et de la façon dont nous le concevons ? Qu’est-ce qu’elle nous dit de nos représentations des femmes ?

Nous devons enfin comprendre que ce différentiel grossier n’est pas la conséquence inévitable d’un ordre « naturel », ni d’un déterminisme qui nous dépasse fâcheusement, mais bien une construction sociale et sexiste qu’il ne tient qu’à nous de renverser.

Non, la rareté des femmes aux postes de pouvoir n’a rien d’une fatalité, ni d’un malheureux concours de circonstances. Elle n’est que l’un des fruits du système patriarcal, qui a donné lieu à cet insidieux mécanisme qu’on appelle « plafond de verre » – soit les barrières invisibles qui excluent les femmes des niveaux hiérarchiques les plus élevés des organisations. Autrement dit, la responsabilité revient aux entreprises de mettre fin à cette phallocratie organisée.

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Nous avons beaucoup parlé du plafond de verre, mais quelles sont les autres inégalités subies par les femmes sur le marché du travail ?    

Tout d’abord, elles occupent plus souvent que les hommes des emplois en CDD (12,9 % contre 8,8 %) et à temps partiel (30 % contre 8,3 % pour les hommes). Elles constituent aussi 80% des travailleurs pauvres.

En France, elles touchent en moyenne un salaire inférieur de 19 % à celui des hommes (en équivalent temps plein). Un écart qui s’élève à 9% à poste et compétences égales, chiffre considéré comme l’application directe de la discrimination.

On impute souvent les inégalités de salaire aux temps partiels subis, à la division sexuée du travail et à la maternité. Certes, ces éléments ont une influence évidente. Mais ce que l’on dit moins, c’est que le fossé des salaires se créé dès le début de la vie active.

Selon l’INSEE, pendant leurs six premières années de vie active, les hommes ont des salaires médians supérieurs de 10 % à ceux des femmes : 1 380 euros par mois, toutes primes comprises, pour les hommes contre 1 260 euros pour les femmes (chiffres de 2008).

Les écarts de salaire entre hommes et femmes débutants sont les plus élevés aux deux extrémités des niveaux de diplôme (sans diplôme et diplômés du supérieur). En moyenne entre 2003 et 2008, les hommes non diplômés gagnaient en début de vie active 23 % de plus que les femmes de même niveau.

À l’issue des masters et des thèses, enfin, les hommes touchent des salaires supérieurs de 16 % à ceux des femmes. Le temps partiel, peu fréquent chez les jeunes diplômé.e.s, ne peut pas expliquer à lui seul cet écart.

Et les femmes n’ont pas seulement des salaires inférieurs à ceux des hommes : elles sont aussi plus susceptibles d’effectuer dans le cadre de leur travail des tâches « subalternes » ou du moins sans rapport avec leurs compétences professionnelles, comme prendre des notes pendant une réunion, ranger la salle après un pot de départ, poster le courrier ou préparer le café. Il y a comme une transposition de la (supposée) domesticité féminine dans le cadre du travail, comme si l’essence même des femmes les condamnait à la réalisation de tâches accessoires, et ce même lorsqu’elles n’ont pas été embauchées pour ça.

Petite anecdote désespérante :

En poste dans un grand groupe français (pourtant très à cheval sur l’égalité homme-femme, comme quoi), je devais recruter un.e assistant.e juridique. Alors que je proposais le CV d’un candidat à la DRH, celle-ci m’a arrêtée en me disant d’un air gêné : « ah non, on ne peut pas prendre un garçon pour ce poste, il y a des missions d’assistanat, il va s’ennuyer ».  Après une pause de quelques secondes, elle a repris : « quoique, un garçon, ça changerait pour une fois ! », avant d’écarter à nouveau le CV du candidat.

consterné

Et c’est bien sûr une femme – dotée d’un diplôme d’avocate, comme le candidat écarté ! – qui fut embauchée.

Ce micro-évènement est symptomatique de notre culture sexiste, qui ne cesse de cantonner les femmes – même brillantes, même surdiplômées – à des postes subalternes, où elles « aident », « assistent », « secondent », « soulagent ». Elle a un vagin ? Elle fera le café. Sera payée 20% de moins que son homologue masculin. Puis, le moment venu, se heurtera le crâne avec fracas contre le plafond de verre, qui joue les videurs invisibles de cet insupportable boy’s club à la sauce corporate. Un homme, à l’inverse, possède aux yeux de la société un potentiel de leader supposément naturel qui l’exclut de l’assistanat et des tâches élémentaires. Il n’a rien à prouver, quand bien même il serait d’une nullité crasse : son genre le légitime de facto. Cette présomption de légitimité du masculin explique sans doute en partie les carrières plus rapides et plus « ascendantes » des hommes.

Mais la naturalisation des compétences que nous opérons – et reproduisons – avec automatisme ne doit pas nous enfermer dans un fatalisme primaire : elle reste un construit social, tenace certes, mais auquel il est possible de mettre fin.

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Recours au temps partiel, autocensure, maternité (voire même soupçon de maternité)… On aura beau tenter de justifier les inégalités au travail par une pluralité d’éléments exogènes, il reste que nos propres stéréotypes produisent une part importante des discriminations genrées. Faisons notre examen de conscience, même si c’est inconfortable : toutes et tous autant que nous sommes, nous avons une responsabilité dans la reproduction des inégalités au travail.

Certes, nous vivons au cœur d’un système de domination qui nous dépasse en tant qu’individu. Mais si les obstacles rencontrés par les femmes sur le marché du travail sont structurels, cela ne nous dispense pas d’une réflexion sur nos comportements individuels.

En attendant, ne soyons pas dupes face au feminism washing (1) opéré par les entreprises : si certaines, plus vertueuses que d’autres, ont effectivement à cœur de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes, d’autres n’y voient qu’une occasion facile de redorer leur image.

Méfions-nous des belles annonces : entre ce qui est affiché et la réalité en interne, le fossé est parfois immense.

 

(1) Récupération du féminisme par opportunisme et/ou à des fins mercantiles, sans qu’il n’y ait de conviction réelle sur le sujet.

 

 Un podcast à écouter pour aller plus loin