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Championnes de l'(in)égalité

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Depuis le 1er mars 2019, les entreprises françaises de plus de 1000 salarié.e.s doivent publier sur leur site Internet leur « index de l’égalité homme-femme », un outil créé par la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, qui permet d’évaluer les différences de rémunération dans chaque entreprise – et de les corriger, le cas échéant. Il s’agit de passer d’une obligation de moyen à une obligation de résultat en matière d’égalité salariale.

Cet index attribue une note globale sur 100 qui se base sur cinq critères différents : écart de rémunération entre les femmes et les hommes, écart dans les augmentations annuelles et dans les promotions, augmentation des salariées au retour de congé maternité et présence d’au moins 4 femmes parmi les plus 10 hautes rémunérations de l’entreprise. La note minimum à atteindre est de 75/100 : en dessous de ce seuil, les entreprises disposent d’un délai de 3 ans pour résorber les écarts.  

Parmi les entreprises qui ont dévoilé leur note, on constate avec surprise que la majorité brille par ses superbes résultats : la Maif obtient par exemple une note de 99/100, Sodexo Hygiène et Propreté 100/100, Alstom 95/100, L’Oréal 90/100 et Monoprix, 98/100. Étonnant, dans une société où les inégalités au travail sont une réalité minutieusement documentée. 

Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Nous serions-nous rapproché.e.s de l’égalité pleine et entière ces dernières années, sans même nous en être rendu compte ?

Eh bien en fait… non.

Tout d’abord, si les notes affichées paraissent aussi exemplaires, c’est parce que l’index  de l’égalité hommes-femmes présente des biais importants :

  • L’existence de seuils de pertinence de 5 points pour le calcul des écarts de rémunération. Si l’écart est de 15 % entre les femmes et les hommes cadres dans une entreprise donnée, on n’en retiendra donc que 10 %. Et à âge et poste comparable, un écart de 5% entre les femmes et les hommes sera considéré comme inexistant (!).
  • Un manque de transparence : en effet, les entreprises sont uniquement tenues de publier la note globale de leur index, et non le calcul détaillé. Des contrôles sont certes prévus par l’inspection du travail, mais cela n’empêchera probablement pas quelques petits arrangements avec la réalité… Par ailleurs, pour avoir vu de l’intérieur comment une entreprise calcule son index, je peux affirmer qu’elle ne le fait pas en se demandant comment elle pourrait profiter de l’occasion pour résorber les écarts de salaire existants, mais comment elle pourrait bidouiller pour obtenir le plus haut score possible et s’éviter ainsi 1) de payer une pénalité financière, 2) de se taper la honte auprès du grand public.
  • Il n’existe pas de critère sur le nombre de femmes dirigeantes. Or, le plafond de verre est une réalité tenace, qui constitue le paroxysme des inégalités au travail et participe – entre autres – de la moindre rémunération des femmes sur le marché du travail. Les femmes ne veulent pas seulement des salaires égaux : elles veulent aussi, et cela va avec, des évolutions de carrière égales.
  • Comme dit plus haut, le score minimum à atteindre est de 75/100 (en dessous, les entreprises s’exposent à une pénalité financière pouvant aller jusqu’à 1% de la masse salariale). Ces dernières ne sont donc pas incitées à atteindre l’égalité réelle, le 100/100 qui ne s’accommode d’aucun seuil de « tolérance » –  comme si l’on pouvait tolérer un petit peu d’inégalités. L’égalité salariale n’aurait-elle qu’une importance relative, puisque certaines insuffisances sont acceptables en la matière ?

Enfin, cet index est également biaisé en ce qu’il ne propose aucun outil pour mesurer – et corriger – la division sexuée du travail, c’est-à-dire le cloisonnement des filières par genre. Il se contente de mesurer des niveaux de « responsabilité » équivalents. Or, certains postes ne sont pas comparables, tant en termes de contenu que d’évolution de carrière. Par exemple, un poste de technicien de maintenance ne saurait être comparé à un poste d’assistante administrative (je genre volontairement au masculin et au féminin), même si les niveaux de responsabilité sont en théorie similaires. On sait que la division sexuée du travail contribue fortement à la persistance des inégalités salariales. Tant que les femmes resteront majoritairement cantonnées aux fonctions les moins valorisées et les moins rémunératrices des entreprises, l’égalité restera un vain mot.

Une fois qu’on a dit tout cela, on se rend compte que même des entreprises « bien notées » pourront donc, en réalité, cacher des disparités de salaire – et de carrière – importantes.

Prenons le cas de LVMH, par exemple, qui affiche une note de 90/100 à l’index de l’égalité hommes-femmes. Au premier abord, on pourrait avoir envie de saluer la performance –  d’autant que 65 % de ses cadres sont des femmes.

Mais quelle est la réalité en interne ? Que cachent ces chiffres – a priori – positifs ?

Il suffit de se pencher sur la composition des instances dirigeantes de l’entreprise pour déchanter : son conseil d’administration ne compte que 40 % de femmes (elles étaient 23,5% en 2015) et son comité exécutif, haut lieu de décision stratégique par excellence, ne compte que deux femmes sur douze membres. En matière d’égalité, on a vu mieux.

Quant à l’entreprise Alstom, qui se targue d’avoir obtenu une note de 95/100, elle ne compte pourtant qu’une seule femme sur les 17 membres de son équipe de direction !

Y a t-il vraiment de quoi se féliciter ? Est-ce cela qu’on entend par « égalité entre les femmes et les hommes au travail » ?

À moins, bien sûr, que notre société n’ait de cette égalité une conception particulière – qui serait satisfaisante même sous la forme d’une égalité relative, partielle, incomplète (liste d’oxymores non exhaustive), il est difficile de se réjouir du tableau offert par le paysage des entreprises françaises.

Et si l’idée de départ était intéressante, force est de constater que ce nouvel index fait flop. Incomplet et paresseux dans ses ambitions, instrumentalisé par les entreprises à des fins de communication, il n’engendre pour l’instant que des discussions superficielles et des distributions de bons points non mérités – tout en évitant les profondeurs d’un débat qui mériterait pourtant plus de sérieux.

 

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Une entreprise dont le conseil d’administration est présidé par un homme, dont 2 vice-président.e.s sur 3 sont des hommes, tout comme les 3 administrateurs délégués auprès du président, obtient un score « maximal »

 

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Que ferions-nous sans cet acteur majeur, dont l’équipe de direction ne compte qu’une femme sur 8 membres ¯\_(ツ)_/¯

 

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Ouvrons le débat, justement.

On justifie souvent les inégalités au travail par l’autocensure des femmes, qui « n’oseraient pas », « limiteraient leurs ambitions », « manqueraient de confiance en elles ». Assurément, l’autocensure (et le manque d’assurance) des femmes est une réalité, qui découle en partie de la façon dont elles sont éduquées. Mais elle ne saurait justifier à elle seule l’ensemble des inégalités au travail. Rejeter la responsabilité d’une domination structurelle sur les sujets dominés (en l’occurrence les femmes) est certes commode – rien de mieux pour clore la discussion – mais c’est aussi particulièrement malhonnête.

Il suffit de se pencher sur les études qui ont été menées sur le sujet des inégalités professionnelles pour s’en rendre compte : ce qui est à l’œuvre, ce n’est pas une timidité féminine « naturelle » ou un manque d’appétence des femmes pour les postes de pouvoir, mais bien un système de domination qui dépasse largement la sphère de la responsabilité individuelle.

Par exemple, plusieurs études ont montré que les femmes sont aussi ambitieuses que les hommes lorsqu’elles débutent leur carrière et ce, quel que soit le poste qu’elles occupent. Mais leur ambition décroît au fil des années à cause des obstacles auxquels elles doivent faire face au travail. Fatiguées de composer avec les aléas de la misogynie ordinaire, les femmes finissent (souvent) par se décourager. La professeure de psychologie sociale Michelle Ryan, qui a longuement travaillé sur le sujet, explique que la baisse graduelle d’ambition des femmes serait due « au manque de soutien, de mentors ou de modèles féminins auxquels s’identifier, mais aussi aux préjugés auxquels [les femmes] sont régulièrement confrontées ».  Fait intéressant : par comparaison, l’ambition des hommes… augmente avec le temps !

Dans la même veine, le cabinet de conseil Bain & Company a interrogé plus de 1000 femmes et hommes sur leurs ambitions futures, en leur posant les questions suivantes : « Aspirez-vous à obtenir un haut poste dans une grande entreprise ? » et « Avez-vous confiance dans le fait d’obtenir un jour un tel poste ? ». Les femmes ayant moins de 2 ans d’expérience professionnelle répondaient positivement, leurs ambitions dépassant même légèrement celles des hommes. Mais les femmes ayant plus de 2 ans d’expérience voyaient leurs aspirations et leur confiance chuter de respectivement 60 et 50%, ce déclin étant indépendant des changements personnels comme le mariage ou la maternité. Par comparaison, les hommes voyaient leurs ambitions baisser de 10% seulement.

De là à dire que seules 2 années d’expérience professionnelle suffisent pour saper l’ambition et la confiance des femmes en leurs capacités… il n’y a qu’un pas !

 

 « Oui mais quand même, les femmes ont tendance à manquer d’assurance », nous rétorquera-t-on. « Elles osent moins, demandent moins d’augmentations et de promotions que les hommes. Au travail, il faut savoir s’imposer ».

Eh bien, permettez-moi de vous suggérer d’aller jeter un œil à cette étude parue en 2018  dans la Harvard Business Review. 

On y apprend que, contrairement à une idée reçue tenace, les femmes demandent autant d’augmentations que les hommes… mais sont moins susceptibles de les obtenir que leurs homologues masculins.

Une autre étude confirme ces résultats, tout en montrant que les femmes tendent à être jugées (et récompensées) pour leurs résultats effectifs, tandis que les hommes le sont pour leur potentiel présumé.

De quoi mettre à mal ce cliché qu’on nous ressert souvent comme une mauvaise soupe, selon lequel les inégalités au travail trouveraient leur source principale dans les innombrables « manques » (de confiance, de volonté, d’assurance, d’ambition…) des femmes. 

 

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La rhétorique égalitaire des entreprises – qui procède avant tout d’un certain opportunisme – ne doit pas nous faire oublier que de nombreuses inégalités perdurent en matière de qualification des emplois, de carrière, de rémunération, de temps et de conditions de travail.

En France, aucune femme n’est PDG d’une entreprise du CAC 40, et l’on continue à parler des « grands patrons », une précision langagière qui, pour paraître anodine, n’en demeure pas moins révélatrice. Seules Isabelle Kocher et Sophie Bellon, qui sont respectivement directrice générale d’Engie et présidente du conseil d’administration de Sodexo, dirigent de grandes entreprises. Fait notable, cette dernière est aussi la fille de Pierre Bellon, fondateur du groupe Sodexo. Sans remettre en cause ses compétences, ne peut-on pas s’interroger sur le fait que le népotisme soit souvent l’une des seules portes d’accès des femmes à des postes de pouvoir ?

À l’autre bout du spectre hiérarchique, les postes d’assistante et de secrétaire restent très majoritairement occupés par des femmes. Le schéma archaïque des petites mains féminines qui soutiennent et épaulent le travail réalisé par les hommes demeure, comme gravé dans la pierre. À quand une généralisation des hommes assistant des femmes de pouvoir ?

C’est ce que l’on appelle la ségrégation verticale. Ainsi, dans les plus hautes strates de ce mille-feuilles qu’est l’entreprise, les femmes sont comme l’oxygène au sommet : elles se raréfient.  Leur part dans les instances de direction des grandes entreprises est en effet très faible : au total, elles représentent 13,9 % des membres de ces instances et 11,9% des membres des comités exécutifs.

Historiquement, le pouvoir a toujours été considéré comme intrinsèquement masculin. De fait, l’incursion massive des femmes dans le monde professionnel, bien qu’elle soit aujourd’hui socialement acceptée, ne va pas sans rencontrer de résistances. Des résistances individuelles, bien sûr, mais aussi collectives et structurelles. Invisibles, elles sont plus difficiles à discerner – et donc à combattre.

Mais il n’est plus possible aujourd’hui de trouver normale la (relative) absence des femmes aux plus hauts postes et lieux de décisions ; plus possible de croire que leur mise à l’écart des instances dirigeantes n’est qu’un malheureux hasard, alors même qu’elles sont statistiquement plus diplômées que les hommes. Comment ne pas voir dans cette « éviction » de la moitié de la population mondiale un acte délibéré, qui s’inscrit dans l’héritage consenti d’un système global de domination des hommes sur les femmes ?

En 2019, nous ne pouvons plus trouver « normal » que des entreprises du CAC 40 ne comptent aucune femme au sein de leur comité exécutif (Airbus, Arcelor Mittal, Bouygues, Solvay, STMicroelectronics, Vinci et Vivendi pour ne pas les nommer). Qu’est-ce que cette situation nous dit du pouvoir, et de la façon dont nous le concevons ? Qu’est-ce qu’elle nous dit de nos représentations des femmes ?

Nous devons enfin comprendre que ce différentiel grossier n’est pas la conséquence inévitable d’un ordre « naturel », ni d’un déterminisme qui nous dépasse fâcheusement, mais bien une construction sociale et sexiste qu’il ne tient qu’à nous de renverser.

Non, la rareté des femmes aux postes de pouvoir n’a rien d’une fatalité, ni d’un malheureux concours de circonstances. Elle n’est que l’un des fruits du système patriarcal, qui a donné lieu à cet insidieux mécanisme qu’on appelle « plafond de verre » – soit les barrières invisibles qui excluent les femmes des niveaux hiérarchiques les plus élevés des organisations. Autrement dit, la responsabilité revient aux entreprises de mettre fin à cette phallocratie organisée.

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Nous avons beaucoup parlé du plafond de verre, mais quelles sont les autres inégalités subies par les femmes sur le marché du travail ?    

Tout d’abord, elles occupent plus souvent que les hommes des emplois en CDD (12,9 % contre 8,8 %) et à temps partiel (30 % contre 8,3 % pour les hommes). Elles constituent aussi 80% des travailleurs pauvres.

En France, elles touchent en moyenne un salaire inférieur de 19 % à celui des hommes (en équivalent temps plein). Un écart qui s’élève à 9% à poste et compétences égales, chiffre considéré comme l’application directe de la discrimination.

On impute souvent les inégalités de salaire aux temps partiels subis, à la division sexuée du travail et à la maternité. Certes, ces éléments ont une influence évidente. Mais ce que l’on dit moins, c’est que le fossé des salaires se créé dès le début de la vie active.

Selon l’INSEE, pendant leurs six premières années de vie active, les hommes ont des salaires médians supérieurs de 10 % à ceux des femmes : 1 380 euros par mois, toutes primes comprises, pour les hommes contre 1 260 euros pour les femmes (chiffres de 2008).

Les écarts de salaire entre hommes et femmes débutants sont les plus élevés aux deux extrémités des niveaux de diplôme (sans diplôme et diplômés du supérieur). En moyenne entre 2003 et 2008, les hommes non diplômés gagnaient en début de vie active 23 % de plus que les femmes de même niveau.

À l’issue des masters et des thèses, enfin, les hommes touchent des salaires supérieurs de 16 % à ceux des femmes. Le temps partiel, peu fréquent chez les jeunes diplômé.e.s, ne peut pas expliquer à lui seul cet écart.

Et les femmes n’ont pas seulement des salaires inférieurs à ceux des hommes : elles sont aussi plus susceptibles d’effectuer dans le cadre de leur travail des tâches « subalternes » ou du moins sans rapport avec leurs compétences professionnelles, comme prendre des notes pendant une réunion, ranger la salle après un pot de départ, poster le courrier ou préparer le café. Il y a comme une transposition de la (supposée) domesticité féminine dans le cadre du travail, comme si l’essence même des femmes les condamnait à la réalisation de tâches accessoires, et ce même lorsqu’elles n’ont pas été embauchées pour ça.

Petite anecdote désespérante :

En poste dans un grand groupe français (pourtant très à cheval sur l’égalité homme-femme, comme quoi), je devais recruter un.e assistant.e juridique. Alors que je proposais le CV d’un candidat à la DRH, celle-ci m’a arrêtée en me disant d’un air gêné : « ah non, on ne peut pas prendre un garçon pour ce poste, il y a des missions d’assistanat, il va s’ennuyer ».  Après une pause de quelques secondes, elle a repris : « quoique, un garçon, ça changerait pour une fois ! », avant d’écarter à nouveau le CV du candidat.

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Et c’est bien sûr une femme – dotée d’un diplôme d’avocate, comme le candidat écarté ! – qui fut embauchée.

Ce micro-évènement est symptomatique de notre culture sexiste, qui ne cesse de cantonner les femmes – même brillantes, même surdiplômées – à des postes subalternes, où elles « aident », « assistent », « secondent », « soulagent ». Elle a un vagin ? Elle fera le café. Sera payée 20% de moins que son homologue masculin. Puis, le moment venu, se heurtera le crâne avec fracas contre le plafond de verre, qui joue les videurs invisibles de cet insupportable boy’s club à la sauce corporate. Un homme, à l’inverse, possède aux yeux de la société un potentiel de leader supposément naturel qui l’exclut de l’assistanat et des tâches élémentaires. Il n’a rien à prouver, quand bien même il serait d’une nullité crasse : son genre le légitime de facto. Cette présomption de légitimité du masculin explique sans doute en partie les carrières plus rapides et plus « ascendantes » des hommes.

Mais la naturalisation des compétences que nous opérons – et reproduisons – avec automatisme ne doit pas nous enfermer dans un fatalisme primaire : elle reste un construit social, tenace certes, mais auquel il est possible de mettre fin.

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Recours au temps partiel, autocensure, maternité (voire même soupçon de maternité)… On aura beau tenter de justifier les inégalités au travail par une pluralité d’éléments exogènes, il reste que nos propres stéréotypes produisent une part importante des discriminations genrées. Faisons notre examen de conscience, même si c’est inconfortable : toutes et tous autant que nous sommes, nous avons une responsabilité dans la reproduction des inégalités au travail.

Certes, nous vivons au cœur d’un système de domination qui nous dépasse en tant qu’individu. Mais si les obstacles rencontrés par les femmes sur le marché du travail sont structurels, cela ne nous dispense pas d’une réflexion sur nos comportements individuels.

En attendant, ne soyons pas dupes face au feminism washing (1) opéré par les entreprises : si certaines, plus vertueuses que d’autres, ont effectivement à cœur de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes, d’autres n’y voient qu’une occasion facile de redorer leur image.

Méfions-nous des belles annonces : entre ce qui est affiché et la réalité en interne, le fossé est parfois immense.

 

(1) Récupération du féminisme par opportunisme et/ou à des fins mercantiles, sans qu’il n’y ait de conviction réelle sur le sujet.

 

 Un podcast à écouter pour aller plus loin 

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Le blues de la jeune diplômée

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Crédit photo : 360brain ©

 

Aujourd’hui, je voudrais proposer un article sans lien avec le féminisme, mais dans lequel certaines personnes pourront peut-être trouver un écho (vous pouvez vous faire un thé, voire deux, ça risque d’être long).

 

Voilà : j’ai le blues.

Le blues de la jeune diplômée.

Et à regarder autour de moi, je me rends bien compte que nombre de mes comparses, qu’ils aient 25, 30 ans ou plus, souffrent de la même affliction.

J’ai fait 6 ans d’études. C’était bien. C’était exigeant. C’était stimulant. Ce n’étaient pas seulement les cours, les dissertations, les mémoires, le savoir. C’étaient aussi les voyages, la découverte de soi, des autres, l’apprentissage de la vie. De la liberté. Les rares stages que j’ai fait avant mon entrée sur le marché du travail m’ont laissé un goût amer : « alors c’est à ça que je me prépare depuis des années ? » Envie de rester étudiante à perpétuité. « On verra bien, me disais-je alors, repoussant la question d’une pichenette mentale. Je trouverais une porte de sortie. J’écrirais. Je monterais ma boite. Blablablabla ».

Sauf que le temps passe, passe, passe, et arrive le moment fatidique où il faut bien commencer à gagner sa croûte.

La suite était donc (relativement) logique : travailler dans un bureau. Non pas que cela m’ait toujours fait rêver : au contraire, moi qui suis farouchement attachée à ma liberté, j’ai toujours associé le travail salarié à une forme d’emprisonnement. Pourtant, voilà que je m’y enferme de mon plein gré. Et en même temps, ai-je vraiment le choix ? Quand la contrainte financière prévaut, on choisit l’option la plus simple.

Depuis, pourtant, je déprime en contemplant ce qu’est devenue ma vie. Il faut dire que le décalage entre ce que l’on demande aux étudiant.e.s et aux jeunes diplômé.e.s lors de leur entrée sur le marché du travail a tout du grand écart latéral.

On pourrait se dire qu’après tout, les études n’ont vocation qu’à façonner un individu, à l’instruire, et qu’il faudrait les voir comme une antichambre à la vie adulte et non un préambule aux exigences de sa future vie professionnelle. Mais même en prenant ces précautions, comment ne pas tomber de haut ? Dans leur ouvrage The Stupidity Paradox, les chercheurs britannique et suédois André Spicer et Mats Alvesson ont pointé l’existence de ce paradoxe selon lequel les entreprises cherchent à recruter les diplômé.e.s les plus brillant.e.s pour leur demander, en fin de compte, de laisser leur cerveau sur le pas de la porte et de se consacrer à des tâches – souvent – abrutissantes et routinières.

La conclusion de cette étude est sans appel : pour survivre en entreprise, mieux vaut remiser son intelligence au fin fond de sa poche.

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Alors, nous en sommes là. Je tourne en rond comme un lion en cage, je me désespère de l’uniformité de mes journées, des décors de ma vie et du caractère punitif qu’a désormais le temps (semaine : pénitence ; week-end : libération), j’échafaude de multiples tentatives d’évasion.

Et puis, lorsque je me décide enfin à tout plaquer pour reprendre des études de journalisme, je lis un énième témoignage de pigiste condamné.e à vivre avec 500 euros par mois et à bouffer des patates à l’eau (agrémentées de ketchup les jours de fête). Alors je retourne à mon asservissement volontaire en me disant que, au moins, je peux payer mon loyer.

Autour de moi, la même insatisfaction gronde. Démission, reconversion, burn-out, bore-out et autres tourments cachés derrière des anglicismes froids, rêves de grandeur qui s’écrasent sur la moquette d’un bureau encaustiqué…

Ce malaise n’est pas le signe que quelque chose ne va pas chez les « jeunes » – nous serions dans ce cas nombreux et nombreuses à souffrir de déficience. Il est plutôt le signe que le monde du travail, à force de mutations qui n’ont pas pris en compte le besoin croissant de sens, d’indépendance, d’utilité et d’autonomie des individus, n’est plus adapté au monde contemporain. Et qu’il ne peut désormais plus se prévaloir d’être un vecteur d’épanouissement personnel, si tant est qu’il l’ait jamais été.

Les entreprises ont beau sentir le vent tourner et soigner leur image à grands renforts de « communication institutionnelle », plus grand-monde n’est dupe. Et pour cause : le plateau serti d’épanouissement personnel, de stimulation intellectuelle, d’impact sur le monde et de réalisation de soi que l’on prétend nous servir n’est bien souvent qu’un mirage.

Un mirage qui ne dit rien des tâches abstraites et de l’ennui assommant qu’elles engendrent, des couches de processus absurdes qui s’empilent les unes sur les autres, du café froid, des supérieurs aussi pénibles qu’un ongle incarné, de la culture du présentéisme, des réunions qui ne servent qu’à fixer la prochaine réunion, des conversations stériles, de la sédentarité, des corps qui s’avachissent devant l’ordinateur, des regards en coin, des jalousies larvées, de la production de tableaux Excel, Powerpoint et autres documents qui finiront oubliés dans les entrailles d’un obscur serveur, et de l’impression de passer à côté de sa vie à force d’être exploité.e par quelqu’un autre. Ces images glacées montrant des salarié.e.s qui sourient devant leur ordinateur, une tasse de café à la main, ont beau être esthétiquement parfaites, elles ne reflètent pas la réalité de ce qu’est – souvent – le travail aujourd’hui : une aberration.  

L’entrée dans la vie adulte coïncide souvent avec l’entrée sur le marché du travail. C’est là que le champ des possibles se réduit soudain, l’existence se trouvant désormais circonscrite à un périmètre – physique et temporel – étroit. Immobilité, stagnation : l’horizon se fige lentement. Qu’y a-t-il au-delà ? La construction d’une « carrière » (et la possibilité de devenir un jour manager, c’est-à-dire de passer encore plus de temps dans des réunions qui ne servent à rien), le prêt immobilier, l’achat d’une voiture, la vie conjugale ? Est-ce vraiment ce qui nous fait vibrer ? Nos désirs ont-ils le temps d’éclore, et sont-ils bien les nôtres, ou n’appartiennent-ils qu’à la société ?

Après l’école, le collège, le lycée, puis éventuellement la fac, voilà que vous travaillez désormais dans une « boite » – la métaphore de l’enfermement est éloquente. La boucle est bouclée ! Mais à quel moment fait-on l’apprentissage, dans nos vies, de la liberté ? À quel moment se retrouve-t-on libre de tout engagement, de toute structure, de toute contrainte ? Quand avons-nous la possibilité d’expérimenter autre chose que la confiscation – de soi, du temps, du plaisir ?

À peine sortis d’un long cursus académique et à peine formé.e.s en tant qu’adultes, nous voilà de nouveau réduits au statut d’enfant soumis à l’autorité de ses encadrants. Entretiens d’embauche inquisitoires, contrôle des horaires, notation (les fameux « entretiens annuels »), sanctions en cas de mauvais comportements… Loin d’être une libération, notre entrée sur le marché du travail sonne le début d’un nouveau processus d’infantilisation. Une aliénation nécessaire pour « dompter » la population salariée, qui n’est jamais aussi efficace que lorsqu’elle obtempère sans poser de questions.

 

Un monde du travail sclérosé

En 2013, l’économiste et anthropologue David Graeber a fait sensation avec un article intitulé On the phenomenon of bullshit jobs Le phénomène des jobs à la con »), devenu ensuite un livre à succès.

En préambule, il rappelait la prophétie de l’économiste John Keynes, qui avait fait le pari en 1930 que les évolutions technologiques nous permettraient de faire des semaines de 15 heures d’ici la fin du siècle. Or, poursuit-il, c’est tout l’inverse qui s’est produit : la technologie, désormais au service du système capitaliste, a été manipulée pour nous faire travailler plus en créant une myriade de jobs inutiles, aliénants et dépourvus de sens. Ces jobs sont pour l’essentiel des métiers « de bureau » qui n’ont vocation qu’à manipuler de l’immatériel, et qui disposent d’une valeur sociale paradoxalement élevée.

David Graeber explique qu’au lieu « de permettre une réduction massive des heures de travail pour libérer la population mondiale afin qu’elle poursuive ses propres projets, plaisirs, visions et idées, nous avons pu observer le gonflement, non seulement des industries de « service », mais aussi du secteur administratif, et la création de nouvelles industries comme les services financiers, le télémarketing, ou l’expansion sans précédent de secteurs comme le droit corporatiste, les administrations universitaires et de santé, les ressources humaines ou encore les relations publiques ».

Le résultat ? Une insatisfaction grandissante des salarié.e.s (pour le « mieux ») et une explosion des pathologies liées au travail (pour le pire). Les jeunes diplômé.e.s se retrouvent aux premières loges de ce mécontentement général. Selon une étude Ipsos, 43% des jeunes actifs estiment que leur travail enrichit leur employeur mais qu’il ne leur apporte pas grand-chose à eux-mêmes, et 51% estiment manquer de reconnaissance au travail.

Par conséquent, de plus en plus de diplômé.e.s du supérieur se réorientent vers des métiers manuels, considérés comme plus utiles et porteurs de sens. Ces réorientations, sur lesquelles l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) a enquêté en 2015, constituent « un phénomène non négligeable » : 14% des jeunes diplômé.e.s de niveau bac+5 ou plus déclarent avoir vécu un changement d’orientation significatif dans les deux années suivant l’obtention de leur diplôme.

« Quel que soit le type de parcours, le dénominateur commun est la déception » rapporte Pierre Lamblin, directeur du département études de l’APEC.

Déception : le mot est lâché. Et il ressemble fort à un euphémisme.

Dans son livre « La révolte des premiers de la classe », le journaliste Jean-Laurent Cassely raconte les parcours de ces ultra-diplômés qui décident de troquer leur carrière de cadre pour un métier manuel, dans la pâtisserie, la boulangerie ou l’artisanat. Cet exode progressif vers des métiers « concrets », ancrés dans le réel (et paradoxalement peu valorisés par la société) doit se lire comme la traduction d’un malaise diffus, après que les jobs à la con aient fini par coloniser toutes les strates de l’entreprise.

Bureaucratisation rampante, parcellisation des tâches, règles et processus absurdes, couches de « métiers » aux titres ronflants qui s’empilent les unes sur les autres et divisent à l’infini des tâches dont la finalité finit par échapper complètement, existence d’une hiérarchie rigide faite de chef.fe.s, de sous- chef.fe.s et de sous-sous-chef.fe.s, modes de management dépassés, non-flexibilité des horaires… La souffrance spirituelle induite par le travail contemporain (lequel reste, dans sa forme, terriblement archaïque) ne doit pas être catégorisée comme un énième caprice des classes moyennes à aisées. S’il est évidemment préférable de passer ses journées derrière un bureau qu’au fond d’une mine, nous devons résister à la tentation d’établir une impossible hiérarchie des souffrances.

La douleur de l’esprit n’est certes pas comparable aux douleurs du corps, mais cela n’en invalide pas pour autant son caractère délétère. Qu’est-ce que la société peut bien attendre d’une population aliénée par le travail ? N’y a-t-il pas, au-delà de la problématique individuelle, un véritable enjeu sociétal ?

 

Le travail comme identité fondamentale

Le sociologue Max Weber écrivait : « l’idée du devoir professionnel erre dans notre vie comme un fantôme des croyances religieuses d’autrefois ». Il faisait ici référence à l’éthique protestante, qui considère le travail – dans sa dimension la plus sacrificielle – comme une fin en soi.

Aujourd’hui, dans une société en mal de valeurs et de repères, le travail a en quelque sorte remplacé la religion. Il est devenu l’instrument à l’aune duquel on mesure la légitimité, la valeur et la désirabilité d’un individu. 

Il faut « travailler », qu’importe ce que cela nous en coûte, qu’importe que ledit travail soit abrutissant et/ou parfaitement inutile, voire même nocif pour la société. Et si l’on n’a pas de travail, tous les moyens sont bons pour en trouver un – il suffirait, d’ailleurs, de « traverser la rue », peu importe la nature de ce qui nous attend de l’autre côté. Ce nivellement par le bas n’est possible que parce que dans notre société, les individus tirent leur seule légitimité de la fonction qu’ils exercent – alors même que la prolifération des jobs à la con et l’augmentation des maladies professionnelles tentent de nous rappeler que nous faisons fausse route.

L’asservissement volontaire des individus à ce qu’on appelle la « valeur travail », qui bien souvent n’est évoquée qu’en termes de temps passé au bureau et non de productivité effective, n’est possible que parce que le travail a été institué comme l’un des seuls éléments permettant à une personne de se définir.

À ce titre, le compte Twitter Disruptive Humans of Linkedin est particulièrement significatif. Ce dernier épingle les messages les plus « bullshit » postés sur le réseau social professionnel LinkedIn, écrits dans une novlangue faussement conviviale par des individus qui tentent désespérément de se persuader de leur utilité sociale.

On y croise une « experte en biodiversité des talents », des « réuniologues », des « digital evangelist & speaker », une « chief emotional officer », un « coach en stratégie de réussite humaine », ou encore un « gladiateur digital » (sic). L’un se vante de n’avoir pris que 4 semaines de vacances en 6 ans, l’une poste des maximes « inspirantes » sur le « capital bonheur au travail », l’autre enfin rapporte avec une fausse contrition les mots de sa fille de 6 ans qui lui demande pourquoi il « travaille tout le temps ».

Tout affligeant qu’il soit, ce compte est révélateur de la décrépitude d’un monde du travail où pullulent aujourd’hui les bullshit jobs. Plutôt que de laisser les individus maîtres de leur vie – et de leur temps, le système capitaliste s’est arrangé pour engendrer une kyrielle d’emplois stériles, qui n’ont vocation qu’à « occuper » une population à qui il serait sans doute dangereux d’accorder une trop grande liberté.

Mais la plus grande réussite de ce système est d’avoir convaincu les individus eux-mêmes de la valeur cardinale du travail, même lorsque celui-ci est inutile, absurde ou néfaste pour la société, et de l’importance de s’y vouer corps et âme, de s’y sacrifier dans le ravissement.    

Il faut dire que la société ne laisse pas le choix aux individus de se définir autrement que par le travail – celui qu’ils font, ou ne font pas. La question « qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » est à cet effet éloquente : alors qu’une multitude de réponses seraient possibles (« j’ai un groupe de musique / j’écris / je fais du théâtre / je voyage/ j’élève mes trois enfants / je m’occupe de mon potager/ je me passionne pour la littérature américaine contemporaine… »), la seule réponse attendue concerne la fonction professionnelle exercée. Limité et limitant ? Certainement. Pas étonnant, dans ces conditions, que le travail soit devenu pour tant de personnes une case étroite et inconfortable, dont il est si délectable de s’extirper une fois le week-end venu.

Quant aux personnes qui n’ont pas de travail, les regards de pitié qu’elles rencontrent en disent long sur l’ostracisation sociale qui a cours lorsqu’on ne peut plus se prévaloir d’une identité « réglementaire », d’une case à occuper sur le grand échiquier de la société.

Pourtant, l’absence de possibilité laissée aux individus de se définir autrement que par le travail est un vrai danger. Travaille, ou tu ne seras personne ! Cette conception particulièrement réductrice de l’être humain provoque un réel nivellement par le bas en poussant les individus à accepter des conditions de travail dégradantes, voire parfois illégales, dans le simple espoir de rentrer enfin « dans le rang ». Elle est à l’origine de la valorisation sociale des maux du travail, comme le manque de sommeil, le fait d’être débordé.e ou de n’avoir « pas le temps » – pas le temps de lire un livre, pas le temps d’aller voir cette expo, pas le temps de cuisiner, pas le temps de profiter des bas plaisirs de la vie. On en arrive à l’avènement d’une société dans laquelle la souffrance, l’absence et le manque sont sublimés, et le bien-être et le plaisir considérés avec mépris. 

Tout cela donne une population qui prête volontairement le flanc aux vexations du travail, en acceptant de sacrifier sa vie personnelle et sa santé à sa fonction professionnelle.  Pourtant, il n’y a rien de glorieux dans le fait de se transformer en un automate servile et hébété, qui à force de privations oublie de se ressourcer, de nourrir ses centres d’intérêts, de se cultiver, de prendre soin de lui-même et des autres. Bref, de vivre.

L’année dernière, le patron d’une start-up s’est fait étriller sur Twitter après avoir publié un tweet dans lequel il déclarait avoir « décidé de passer à une alimentation équilibrée mais surtout qui me prenne moins de 120 secondes par repas de manière à gagner 30h par mois » : l’occasion de vanter les mérites d’une marque de repas en poudre à prendre sur le pouce, avec laquelle il avait manifestement conclu un partenariat. Ce tweet, tout navrant qu’il est, en dit long sur la façon dont notre société a fait de notre temps une denrée exploitable, et de nous des esclaves d’un capitalisme qui étend son territoire jusqu’à l’absurde.

Il est pourtant dangereux de réduire le « travail » au temps que nous passons dans nos bureaux. Combien de cadres passent l’essentiel de leur journée à surfer sur Facebook, en prenant l’air affecté de celui ou celle qui croule sous le boulot ? Il est bien dommage que les activités non rémunérées que nous effectuons pour notre propre compte ne soient pas incluses dans notre définition collective du « travail », que ce soit repeindre sa salle de bains, élaborer un repas pour plusieurs personnes, écrire un blog (clin d’œil appuyé) ou un roman, construire un meuble, composer de la musique, créer des bijoux, etc, etc. Car ces activités demandent bel et bien de produire un effort, qu’il soit physique ou intellectuel.

Il n’est pas question ici de nier la dimension identitaire que revêt parfois le travail, ni l’importance qu’il peut avoir pour certaines personnes – après tout, dans un monde idéal, le travail devrait être un vecteur d’épanouissement et non une corvée. En revanche, nous devons nous interroger sur ce totalitarisme du travail à tout prix, auquel nous devrions nous vouer corps et âme même lorsque celui-ci nous brise, nous use, nous assomme, nous tue à petit feu. Je pense ne pas trop m’avancer en affirmant que, sur leur lit de mort, la plupart des gens ne regretteront pas de ne pas avoir passé plus de temps dans les couloirs de leur entreprise… mais plutôt de ne pas avoir assez pris le temps de vivre, de voyager, de lire, de découvrir le monde, de s’occuper de ses proches, de cultiver ses centres d’intérêt, de se faire du bien. D’être heureux, tout simplement.

 

Statu quo

Si un nombre grandissant de personnes (particulièrement les jeunes) se trouvent désabusées par le monde du travail, c’est aussi parce que celui-ci ne nous laisse pas la possibilité d’être nous-mêmes.

Et parce qu’il n’évolue pas.

D’où cette impression, partagée par beaucoup, de devoir se battre en permanence contre des moulins à vent, tout en enfouissant ses valeurs sous mille couches de silence. C’est qu’en entreprise, tout devient politique et donc potentiellement fâcheux, même les sujets qui devraient a priori faire consensus : l’égalité des sexes, la diversité des profils, le refus des discriminations, etc. La simple évocation des agissements sexistes et/ou du harcèlement sexuel fait trembler. « Il n’y en a pas chez nous », « ce n’est pas un sujet », « il ne faut pas trop en faire non plus ». La plupart des entreprises ont beau se targuer d’être innovantes et disruptives, elles demeurent avant tout des environnements confits dans la peur du changement. Si l’on fait semblant de vouloir changer les choses – et on le fait bien, les réformes sont souvent vues comme une menace à l’ordre établi. Le souci de l’image dicte en effet les conduites et les décisions à prendre, ce qui favorise le règne d’un éternel statu quo.

L’entreprise est aussi un endroit où se reproduisent à l’envi les stéréotypes et les préjugés – et donc les inégalités. Un lieu où se jouent et se rejouent en permanence les mêmes scènes ; un lieu où se répètent les discours, au risque de barrer le passage à toute velléité de progrès social. Il est d’ailleurs intéressant de noter que des préoccupations sociales majeures comme l’écologie, la justice, la préservation des ressources naturelles, l’égalité femme-homme et plus globalement la lutte contre les discriminations aient tant de mal à pénétrer l’entreprise, comme si le progrès était une sorte de virus qui risquait de tout contaminer.  Le parallèle avec le monde politique est d’ailleurs frappant : même atemporalité, même rejet voilé du progressisme et des idées nouvelles.

Mais le travail dans des environnements plus modernes, comme les start-up, ne garantit pas pour autant l’accès à des valeurs plus progressistes ni même à un meilleur épanouissement. De nombreuses dérives ont déjà été pointées du doigt : fort recours aux contrats précaires, fausse bonne ambiance, charge de travail écrasante, management tyrannique…  Apparemment, les tables de ping-pong, le tutoiement convivial et les afterworks aux relents de bière tiède ne suffiraient pas à apporter aux individus le sens qu’ils et elles recherchent dans leur travail. Ce serait, avouons-le, un peu trop facile…

 

Par ailleurs, si l’on parle de plus en plus de « masculinité positive » et de déconstruction des mythes de la virilité, il me semble intéressant de noter que le monde du travail reste résolument campé sur une vision archaïque de la masculinité : blanche, hétérosexuelle, dominante, dépourvue de tout affect, ultra-disponible, voire zélée. Un homme, ça travaille jusque tard dans la soirée et ça ne s’occupe pas de ses enfants. Un homme, ça dirige, ça pilote, ça prend les décisions importantes. Un homme, ça sacrifie sa vie personnelle à son travail. Un homme, ça se fait assister – par une femme. Il y a les présidents et les directeurs  (fonctions que l’on peine encore à accorder au féminin), et de l’autre côté du spectre, les assistantes. Une division sexuelle que l’on retrouve dans presque tous les environnements, comme s’il s’agissait d’une fatalité.

Mais la génération Y, plus ouverte, plus militante, et surtout plus à l’aise avec les questions de genre, peine à se retrouver dans ce binarisme conservateur.

 

Et après ?

On parle beaucoup du chômage des jeunes diplômé.e.s, de l’obligation pour certains et certaines de prendre des jobs alimentaires en attendant mieux. Il n’est pas question de nier ce fléau. En revanche, il me semble important de mettre en avant une problématique afférente dont on ne parle pas assez (même si cela tend à changer), parce qu’elle est peu connue, peu comprise et surtout qu’elle fait honte. À une époque où avoir un emploi – a fortiori de cadre – est considéré comme un privilège, se plaindre du manque de sens de sa fonction et de l’ennui qu’elle génère fait lever les yeux. Quelle ingratitude ! Tu penses à ceux qui n’ont pas de travail ?

Oui, la sécurité financière est un élément important du bien-être. Mais elle ne fait pas tout. La frustration, l’ennui, le manque de sens et/ou l’impression d’être inutile rongent tout autant que l’inactivité professionnelle : il serait temps de le reconnaître.

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Il reste à se demander pourquoi l’organisation du travail reste si archaïque (notamment sur la rigidité des horaires et la compartimentation des temps de travail), alors même que le digital a opéré dans nos vies des mutations profondes, qui pourraient nous libérer.

Je ne crois absolument pas que tous les métiers « de bureau » doivent absolument s’exercer au sein d’une fenêtre temporelle stricte, 5 jours sur 7, de 9h à 18h, selon une logique fordiste des plus primaires. Et si nous commencions par mesurer le travail produit, et non plus les heures passées au bureau ? Et si nous lâchions enfin la bride, si nous organisions notre temps librement ? Si la possibilité nous était donnée d’évoluer dans des environnements où confiance, autonomie, progrès et bienveillance sont les maîtres mots ? Si nous pouvions redonner au travail ses lettres de noblesse, au lieu d’affecter une masse croissante d’individus par ailleurs compétents et motivés à des tâches à la con ?

C’est à cet instant, et seulement à cet instant que nous retrouverons le sens que nous avons perdu.

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On dit que cette insatisfaction est générationnelle : peut-être. Peut-être que nous ne voyons pas les choses de la même manière que nos parents, et encore moins nos grands-parents. Peut-être que nous avons fait du sens, de l’utilité, du bien-être, de l’enthousiasme les prérequis pour un travail qui implique nécessairement de sacrifier une part de sa liberté. Peut-être que nous avons compris, avant même d’en avoir fait l’expérience, que nos vies sont plus importantes que n’importe quel boulot, aussi valorisant socialement et bien payé fût-il. Et c’est une excellente chose.

Mais il faut également prendre en compte les profonds changements qu’a subi le travail ces dernières décennies. Nous n’évoluons plus dans le même contexte. Nous n’avons pas grandi dans le même monde, ni avec les mêmes perspectives. Par ailleurs, la technologie a tout révolutionné, tandis que les modes de management et d’organisation du travail sont restés les mêmes. Ce décalage absurde a contribué à creuser cette faille sur laquelle grandit l’insatisfaction des jeunes diplômé.e.s.

Devra-t-on attendre le point de non-retour ?