La violence féminine est-elle un oxymore ?
Elle reste, en tout cas, largement (pour ne pas dire uniquement) traitée sous le prisme de la pathologie. Les femmes violentes, meurtrières, infanticides, criminelles, ou tout simplement délinquantes, énervées, fermement politisées, ayant le poing et la répartie faciles, sont souvent vues comme des « anomalies ». Monstres de foires, objets de curiosité morbides, elles n’ont le choix que d’être folles, ou victimes.
Jacqueline Sauvage, Véronique Courjeault (la fameuse affaire des « bébés congelés »), Cécile Bourgeon (mère de la petite Fiona, qui fut battue à mort avant d’être enterrée), Fabienne Kabou (qui abandonna son bébé sur une plage de Berck à la marée montante), Michelle Martin (ex-épouse et complice de Marc Dutroux), mais aussi les « filles » de la secte de Charles Manson…
Ces femmes tristement populaires, qui ont toutes en commun d’avoir tué, ont été décrites par les médias comme « instables », « fragiles », « influençables », souvent « sous emprise ». Leur violence fut présentée comme un effet collatéral, comme la résultante d’une pathologie qui les dépasse : elle ne peut pas exister pour elle-même, ni naître en réaction à un élément extérieur. En cela, elle doit nécessairement être précédée par leur psychisme fragile, leurs traumatismes passés, leur extrême vulnérabilité.
Victimes d’elles-mêmes, ou des autres.
Quand elles ne sont pas les jouets ni les extensions de la violence masculine, donc, les femmes violentes sont malades – un mot fourre-tout, qui permet d’expliquer tout et n’importe quoi.
Leur violence est pathologisée, « justifiée » par des troubles divers, des traumatismes anciens, des enfances martyres. Leur monstruosité doit s’expliquer par des éléments parfaitement rationnels, pour contrer l’absence de sens qu’elle représente par son existence même.
Pourquoi cette absence de nuance ? Que dit de nos biais de genre la façon dont nous traitons la violence des femmes ?
Pour voir poindre une (toute petite) ébauche de réponse, commençons par analyser le traitement journalistique et/ou artistique de certaines affaires criminelles impliquant des femmes.
Prenons le cas Michelle Martin (ex-femme de Marc Dutroux), surnommée « la servante du diable ». Son surnom l’indique : elle ne fait que servir. Pour un peu, on pourrait presque la croire irresponsable. On s’aperçoit d’ailleurs, quand on lit les articles qui lui ont été consacrés, que les journalistes lui dénient toute autonomie, tout libre-arbitre en sous-entendant largement qu’elle ne mesurait pas la portée de ses actes. On dit d’elle qu’elle a foncé dans le tas sans réfléchir, sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, folle amoureuse d’un diable et soumise à ses moindres désirs. Sous emprise.
Cécile Bourgeon, elle, est décrite comme étant une « compagne sous influence », une femme « fragile » qui n’avait plus son « libre-arbitre ». Ce qui ne l’a pas empêchée de commettre des maltraitances sur sa fille, puis d’enterrer son corps mort.
Quant aux adeptes de Charles Manson (responsables, avec un autre homme, du massacre de Sharon Tate en 1969), elles sont des « adolescentes paumées et immatures », des « vestales », qui « torturent et tuent en [son] nom et sur [son] ordre ». Deux livres sont récemment parus à ce sujet : « The girls », d’Emma Cline, et « California Girls » de Simon Liberati, qui contribuent – sans nécessairement le vouloir – à romantiser cette ignoble affaire.
Même dans le glauque, le sale, la barbarie la plus absolue, ne pas oublier de romancer la féminité, de la rendre vaguement rock, glamour et sexy – avec un soupçon de mythologie romaine, si possible –, de lui conférer un parfum de soufre, de l’associer à la soumission, la perdition, la servilité la plus crue. Ne pas émettre l’hypothèse que, peut-être, ces filles-là savaient parfaitement ce qu’elles faisaient.
Qu’elles étaient peut-être moins paumées que nous devant cette réalité qu’elles mettent au jour, à savoir que la violence n’a pas de genre.
Le cas des femmes parties en Syrie rejoindre Daech est à ce titre parlant. Celles-ci ont souvent été présentées dans les médias comme « les femmes des combattants de l’EI », un surnom qui les exonère discrètement de toute responsabilité individuelle, en plus de faire d’elles de simples accessoires dépendants de la pensée et de la volonté d’autrui.
Dans les articles qu’on leur consacre, elles sont généralement décrites comme des « proies faciles », des femmes « perdues », « à la personnalité fragile », « sous emprise de la propagande développée par les djihadistes ».
Vulnérables, ignorantes, incapables de saisir la portée de leurs actes. De funestes idiotes.
C’est oublier (ou à ne pas croire à) leur détermination, leur violence, le tranchant de leur pensée, la radicalité de leurs convictions.
Ces femmes bénéficient également d’une tolérance plus grande de la part de l’opinion publique, peut-être grâce à leurs enfants – desquels on peine à les dissocier – et à la vulnérabilité dont on les affuble : globalement, nous sommes plus prompts à voir dans leurs actes une cruelle erreur de jeunesse.
Et lorsqu’on découvre que certaines d’entre elles sont à l’origine d’un projet d’attentat (en septembre 2016, deux femmes de 29 et 19 ans ont tenté de mettre le feu à une voiture remplie de bonbonnes de gaz aux abords de Notre dame de Paris), on tombe des nues : quoi, comment ? Des femmes terroristes ?
On cherche l’homme qui, en arrière-plan, doit nécessairement tirer les ficelles. Ne le trouvant pas, on s’offusque alors de ce monde qui part à vau-l’eau, de ces filles qui se masculinisent (la seule et unique référence étant évidemment le masculin), se gorgent de violence, se modifient génétiquement.
Un mystère insondable.
Discours genrés
Globalement, le discours dominant consiste à exonérer – ou a minima justifier par des éléments extérieurs – la responsabilité individuelle des femmes violentes, comme si leur essence même excluait chez elles toute velléité de violence.
Quand on déroule le fil de leur vie, le scénario est presque toujours le même : enfants puis adolescentes fragiles, elles mènent une vie de tâtonnements avant de rencontrer leur futur partenaire. C’est là, rideau noir, que leur vie bascule. Elles n’étaient pourtant pas destinées à faire le mal. S’il n’y avait pas eu cette funeste rencontre, elles seraient restées dans le droit chemin, fidèles à ce que la société attend des femmes : bonnes citoyennes, bonnes épouses, bonnes mères, sages et bien peignées. Mais le destin en a voulu autrement, faisant d’elles les marionnettes de la folie d’autrui.
Dans ces récits, il y a presque toujours un mentor, un chef d’orchestre qui, à la faveur d’une rencontre, referme ses griffes sur une pauvre femme égarée et la modèle à son image, lave son cerveau de toute morale, l’éduque à la monstruosité. Le grand méchant loup et la brebis égarée. Le Mal qui pervertit le Bien.
Lorsque nous évoquons la violence des femmes (que nous dissocions soigneusement de la violence humaine, la femme étant l’Autre, le particulier), nous y apposons une éternelle vision genrée. Ainsi, nous sommes incapables de voir les criminelles autrement que comme les avatars des hommes violents, comme si elles ne pouvaient pas exister par et pour elles-mêmes.
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Les hommes tuent parce qu’ils sont en colère, déçus, trahis, trompés. Leur fureur est légitime, socialement comprise et excusée. L’horreur qui surgit ne constitue aux yeux de la société qu’une réaction banale et prévisible face aux lâches manquements des autres : une femme qui se dérobe, un voisin qui fait du bruit, un enfant qui désobéit. L’abjecte expression « crime passionnel », qu’on rencontre encore souvent dans les rubriques faits divers, contient à elle seule toutes les justifications apportées par la société aux accès de violence, aux désirs de destruction des hommes.
Les femmes violentes, a contrario, forment une constellation de taches noires sur la ligne droite de la normalité sociétale, et tout particulièrement sur la normalité du genre. Lorsqu’elles tuent, c’est parce qu’elles sont en proie à la folie, au délire, à la maladie, ou parce qu’elles ont subi un lavage de cerveau. Lorsque les femmes manifestent de la violence, c’est soit un effet de leurs névroses, soit un effet de leur soumission, de leur dépendance à autrui, de leur faiblesse en fin de compte. Il lui a dit de tuer, et elle l’a fait. Il l’a poussé à commettre des actes terribles, elle s’est exécutée. Elle ne se rendait pas compte. Elle était prise dans ses filets. Il la manipulait.
Dans tous les cas, elles ne sont pas « normales », puisqu’elles contreviennent aux prescriptions genrées qui voient les femmes uniquement comme des victimes, et non comme des bourreaux.
Certes, la violence naît souvent sur le terreau de la souffrance psychique. Mais « déresponsabiliser » les femmes de leurs actes, en invoquant la folie, la maladie, l’emprise, revient aussi à leur nier tout libre-arbitre, toute maîtrise d’elles-mêmes, toute indépendance dans les actes comme dans les idées. À faire de la violence une prérogative exclusivement masculine. Comme si les femmes ne pouvaient faire preuve de violence, de cruauté, de barbarie que lorsqu’elles y sont contraintes – par un tiers, ou par un jeu malheureux de circonstances.
Comme si la violence ne pouvait pas naître dans un système féminin.
Une étude française de 2012 a d’ailleurs montré que les juges sont plus indulgent.e.s avec les femmes, en comparant les sanctions prononcées en comparutions immédiates à l’encontre de 1228 prévenu.e.s (hommes et femmes confondus).
La conclusion est claire : en prenant en compte quatre critères (infraction commise, antécédent judiciaire, situation professionnelle et nationalité), les femmes sont moins condamnées, ou bien condamnées à des peines moins lourdes que leurs homologues masculins. A situation comparable, elles bénéficient plus souvent d’une relaxe ou d’une peine de prison assortie d’un sursis.
« Cette indulgence vis-à vis des femmes se vérifie d’autant plus que le délit est perçu comme ‘masculin‘, a expliqué l’un des auteurs de l’enquête, Thomas Léonard. « Moins une femme est crédible dans l’infraction qui lui est reprochée, plus elle sera jugée de manière clémente ». Ainsi, « les délits avec violences sont, dans l’imaginaire collectif, associés aux hommes ».
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En réalité, les magistrat-e-s ne font que calquer leurs propres biais de genre sur des réalités aussi complexes que disparates. Nous pensons aux femmes comme des êtres doux, inoffensifs, empathiques, maternels (où que l’on se place, la sempiternelle figure de la mère n’est jamais très loin). L’idée même qu’elles puissent être animées de mauvaises intentions, qu’elles puissent tuer, violenter, torturer sans y avoir été précédemment contraintes dépasse notre système de pensée. La violence des femmes, pourtant bien réelle, se heurte à la vision archaïque que nous entretenons du féminin.
Même les milieux féministes tendent à nier la violence des femmes ou à l’excuser, contribuant ainsi à renforcer les stéréotypes de genre : Elle n’a jamais voulu aller aussi loin. Elle ne se rendait pas compte de ce qu’elle faisait. C’était une femme fragile et abîmée par la vie.
Pourtant, vouloir défendre les femmes à tout prix parce qu’elles sont femmes ne sert pas la cause féministe : bien au contraire.
Politique de la violence
Enfin, il y a le cas de la « violence ordinaire ».
Quand les femmes descendent dans la rue, quand elles manifestent, quand elles crient, quand elles protestent, quand elles cognent, on s’étonne ainsi de les trouver là, dans cette agora où elles sont d’habitudes si peu visibles.
On les observe alors d’un œil circonspect, tentant de disséquer leurs motivations, se lançant à corps perdu dans de grandes analyses sur l’élan qui les anime. Que veulent-elles ? Pourquoi crient-elles ? La femme politisée est toujours objet de curiosités, parce qu’elle transcende sa condition millénaire : en refusant d’être cantonnée à l’ombre et au silence, elle rejoint la lumière, le mouvement, la cité, les clameurs, autant d’éléments qui ont longtemps été réservés aux hommes.
Ainsi, il y a les gilets jaunes, et il y a les femmes gilets jaunes. Tout comme il y a le peuple algérien (sous-entendu : les hommes) qui proteste, et il y a les Algériennes qui protestent.
Une division (pas si) subtile, qui renvoie à la différenciation sexuée et sexiste que nous opérons entre les hommes (l’universel, le neutre) et les femmes (l’autre, l’additionnel, le particulier).
Mais opposer les femmes aux hommes dans le champ des revendications politiques revient à opérer une scission qui n’a plus lieu d’être. Il est acté, dans la loi et dans les mœurs, que les femmes appartiennent tout autant à la sphère publique que les hommes ; à cet égard, la citoyenneté, la politique, les idées ne sont plus l’apanage du masculin depuis longtemps. Et d’ailleurs, les différences biologiques entre femmes et hommes ne les ont jamais empêché.e.es de se rejoindre dans cette chose universelle qu’est la colère.
Dans « La violence des femmes : occultations et mises en récit », publié en 2011, les sociologues Coline Cardi et Geneviève Pruvost écrivent très justement :
« L’un des moyens de préserver la distinction entre les sexes, puisque tel est l’un des ressorts de l’invisibilisation des femmes violentes par les institutions du contrôle social, peut être à l’inverse de réduire la focale à quelques cas spectaculaires, en associant la violence féminine à des figures, significativement dotées d’un prénom, d’un nom propre qui les particularisent, et à un répertoire d’action typiquement féminin : sans décliner la variété des classifications qui traversent les époques et des mondes sociaux, on se contentera de citer l’infanticide, le crime passionnel, l’empoisonnement, l’avortement. Ces crimes seraient le domaine réservé des femmes. Parce qu’ils sont liés à la scène domestique et conjugale, ils ne contreviennent pas aux stéréotypes de sexe. »
Elles démystifient également la violence féminine, en rappelant que sa rareté relative ne doit pas pour autant nous inciter à nier son existence ou à l’enrober de jolis atours. En effet, si elle est bien « soumise à davantage d’obstacles organisationnels et symboliques », la violence féminine n’en est pas moins possible. Et réelle.
Et de rappeler, de manière fort à propos, que « les femmes violentes sont [en effet] doublement déviantes : déviantes par rapport à la loi ou aux règlements qui proscrivent l’usage de la violence, déviantes par rapport aux frontières de genre qu’elles transgressent en usant d’un attribut masculin : la violence ».
Et c’est vrai que la violence des femmes semble beaucoup moins bien digérée que celle des hommes : peut-être parce qu’elle apparaît, dans l’inconscient collectif, comme « contre-nature ».
Quoique cela n’ait pas valeur d’étude sociologique, il suffit pour s’en rendre compte de lire les commentaires sous les articles traitant des femmes criminelles – le « pire » sort étant réservé aux mères infanticides : des tombereaux d’insultes, d’appels à un retour de la peine de mort, de crachats envenimés. Elles engendrent une rage incandescente, une haine aveugle, comme si leur faute ne se situait pas seulement dans le fait d’avoir enfreint la morale et donc la loi, mais aussi d’avoir outrepassé leur « place » de femme.
De s’être aventurées au-delà des frontières du genre, en se dressant violemment contre la sagesse, la douceur et la réserve que l’on prescrit aux femmes.
Et transgressant, par là, l’un des plus vieux tabous du monde.