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Présomption d’innocence : les raisons de la colère

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Alors qu’un homme visé par une plainte pour viol a récemment été promu ministre de l’Intérieur, attisant un feu de colère chez de nombreuses femmes, l’argument de la présomption d’innocence ne cesse de revenir sur le devant de la scène, opportunément manipulé par des petits malins qui y voient la bouée de sauvetage de ce remaniement désastreux. 

Mais qu’est-ce que la présomption d’innocence, et pourquoi ne peut-elle suffire, à elle seule, à clore la discussion ? 

La présomption d’innocence : qu’est-ce que c’est exactement ?

Parce qu’il vaut mieux savoir de quoi on parle quand on évoque un concept, voyons ce qu’est, en droit français, la présomption d’innocence. 

Comme l’explique cette tribune publiée par un collectif de femmes juristes, la présomption d’innocence est un principe directeur de la procédure pénale, selon lequel la charge de la preuve de la culpabilité revient à l’accusation, et le doute doit toujours profiter au mis en cause. C’est donc, avant tout, une règle de preuve. La présomption d’innocence, qui ne joue un rôle que dans le cadre d’une enquête ou d’un procès pénal, ne fait pas obstacle à la liberté d’expression (et encore moins la liberté d’être en colère). A condition, toutefois, de ne pas présenter la personne concernée comme définitivement coupable et de rappeler le cas échéant qu’une enquête est en cours et que le mis en cause n’a pas encore été jugé ni condamné. Ces limitations à la liberté d’expression ont une implication concrète, notamment pour les médias. Par exemple, la loi interdit de diffuser sans son accord les images d’un individu menotté. 

A partir de ces informations, nous pouvons donc déduire deux choses :

  • Légalement, rien ne s’oppose à ce qu’une personne mise en cause dans une affaire de viol devienne Ministre de l’Intérieur (moralement, c’est une autre histoire).

  • De même, rien ne peut s’opposer au mouvement d’indignation qu’a provoqué cette nomination. Le tollé que celle-ci a soulevée (et qui pourrait bien se prolonger) n’est en aucun cas une violation du principe de la présomption d’innocence, qui rappelons-le est avant tout une règle de preuve en matière pénale.

Le double standard de la présomption d’innocence

S’indigner d’une telle nomination, c’est se placer avant tout d’un point de vue moral. Ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi : la moralité, malgré l’image péjorative dont souffre ce terme, est aussi ce qui commande la plupart des règles en vigueur dans notre société (interdiction de l’inceste, interdiction de se faire justice soi-même, interdiction de voler, interdiction de tuer, etc). Elle est à la base même du droit.

Est-il éthiquement correct de nommer au Ministère de l’Intérieur – dont la mission est, entre autres, de garantir la sécurité des personnes et des biens – un homme visé par une plainte pour viol ? Imaginerait-on, par exemple, un ministre du Budget visé par une enquête pour fraude fiscale ? (oh pardon, c’est déjà arrivé en 2013 et le ministre en question a été démis de ses fonctions, malgré l’existence de cette présomption d’innocence qu’il ne faudrait surtout pas bafouer). Nommer à un ministère régalien un homme visé par une plainte pour viol est-il moralement acceptable, sachant que les violences faites aux femmes sont censées être la « grande cause du quinquennat » et que l’incurie de la police-justice en matière de violences sexistes et sexuelles ne cesse d’être démontrée ? (pour rappel, seuls 1% des violeurs dénoncés sont condamnés)

Sur ce sujet, la loi est silencieuse. Chacun décidera donc en son âme et conscience.

Mais une chose est sûre : celles (et peut-être ceux) qui jugent cette nomination honteuse sont libres d’exprimer leurs sentiments. Cela, rien ni personne ne peut s’y opposer.

User de sa liberté d’expression pour exprimer son dégoût, sa colère, son incompréhension, n’est pas bafouer la présomption d’innocence. Nous ne sommes pas dans un prétoire ; nous participons simplement au débat public, et notre colère, nous avons le droit, peut-être même le devoir de l’exprimer – autant que nous le voulons, et autant qu’il le sera nécessaire.

Parce que le double standard qui existe en matière de présomption d’innocence doit être dénoncé. 

D’autres personnalités politiques (François Bayrou, Marielle de Sarnez, François de Rugy, François Fillon pour ne citer qu’eux) ont en effet été contraint.es de démissionner dès lors que leur implication dans des affaires judiciaires a été découverte. Il ne s’agissait alors pas de bafouer la présomption d’innocence, mais bien de prendre des mesures de précaution, d’apaiser le débat et de faire preuve d’éthique et d’honnêteté morale. Ces valeurs-là, nous ne pouvons pas nous en prévaloir uniquement quand ça nous arrange. Soit nous les mettons en exergue, partout et tout le temps, soit nous les ignorons – partout et tout le temps.

En réalité, ce qui provoque la colère de tant de femmes, c’est que la présomption d’innocence – en tant que concept moral – est à géométrie variable. C’est qu’elle n’est invoquée que pour légitimer l’existence d’un ordre patriarcal, et passer sous silence les violences de certains hommes qui, sachant qu’ils resteront impunis, n’y voient qu’un banal amusement. 

On sait que les violences sexuelles sont banalisées, normalisées, ignorées par la plupart des gens. Cette affaire en est un puissant symbole. Il n’est pas acceptable pour un homme politique d’être soupçonné de détournement de fonds publics, mais être soupçonné de viol, ça passe.

Parce que le viol, on s’en fout. Parce que le viol, c’est une affaire de femmes qui mentent. Parce que le viol, ça fait partie du patrimoine culturel, avec les mains au cul et les remarques graveleuses qui se veulent drôles et spirituelles. On le savait depuis longtemps, mais tout de même : drôle de message envoyé par un gouvernement qui a fait des violences faites aux femmes sa « grande cause du quinquennat ».

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Pourquoi la présomption d’innocence se transforme (presque) toujours en présomption de culpabilité des victimes ? 

Les affaires de violences sexuelles soulèvent une particulière défense de la présomption d’innocence – bien plus que pour toutes autres affaires.

Cela démontre, une fois de plus, que la culture du viol est toujours à l’oeuvre dans notre société, malgré les avancées féministes.

Le corollaire de la présomption d’innocence en matière de violences sexuelles serait donc la présomption de culpabilité des victimes, comme si l’existence de ce principe juridique signifiait que tous les mis en cause étaient nécessairement innocents, et toutes les accusatrices étaient nécessairement dans le mensonge, l’exagération ou la vengeance. Or, pas plus que nous n’avons de certitude que le mis en cause est coupable, nous n’avons aucun moyen de savoir si la plaignante dit vrai ou pas – on rappellera néanmoins que les fausses accusations de viol représentent 2 à 8% seulement des plaintes. 

Si nous tenons tant à défendre la présomption d’innocence, ayons donc le bon sens de ne pas supposer que les victimes sont coupables.

Et interrogeons-nous sur les réactions – souvent violentes, viscérales – que suscitent les affaires de violences sexuelles. Pourquoi sommes-nous, dans ces cas précis, si prompts à défendre l’agresseur présumé ? Pourquoi brandissons-nous la présomption d’innocence comme s’il s’agissait d’un totem d’immunité, alors même que des délits comme la fraude fiscale ou la corruption, tout présumés qu’ils soient, échouent à susciter chez nous la même indulgence ? Qu’est-ce qui fait que nous sommes si prompts à défendre les violences sexuelles – réelles ou présumées ?

Qu’est-ce que cela dit de nous, et de la société dans laquelle nous vivons ?

Les lamentations victimaires des tenants de l’ordre ancien – celui dans lequel les hommes dominent, et les femmes n’ont qu’à fermer leur gueule – ont beau changer de fond, elles conservent toujours la même forme. Les femmes exagéraient quand elles réclamaient le droit de vote. Les femmes faisaient preuve d’une radicalité dangereuse lorsqu’elles demandaient l’accès à l’avortement légal. Ensuite, elles menaçaient la structure de la société tout entière lorsqu’elles réclamaient des salaires égaux pour un travail égal. Puis on en vint à s’inquiéter du fait que les femmes et les hommes ne pourraient bientôt plus prendre l’ascenseur ensemble (« argument » favori des antiféministes, qui l’ânonnent avec la vigueur d’un disque rayé). A chaque avancée, il existe un obstacle correspondant.

Maintenant, nous nous attaquons au plus gros morceau : la prise en compte – tant d’un point de vue préventif que curatif – des violences sexuelles envers les femmes. De manière inévitable, les résistances s’organisent. Les agresseurs, les violeurs, les harceleurs et tous ceux qui profitent d’une situation de domination n’ont aucun intérêt à ce que la société prenne enfin la mesure de la situation. Cela signifierait en effet la fin de l’impunité, la fin de la complicité, la fin de la jouissance tranquille. Lorsque Emmanuel Macron explique qu’il s’est entretenu « d’homme à homme » avec le nouveau Ministre de l’Intérieur, il ne dit pas autre chose : ces trois mots simples sont l’expression de cette connivence, cette complicité masculine qui protège les agresseurs et fait taire les victimes.

Alors, veillons à ce que la présomption d’innocence ne devienne pas un outil pour réduire au silence des femmes qui peinent déjà à s’exprimer, et battons-nous pour que notre pays sorte enfin de son aveuglement mortifère, et pour que cesse cette indifférence cinglante dont il gratifie ses citoyennes.

Il mérite mieux que ça, et nous aussi.

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Comment reconnaître une relation toxique ?

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Chroniques de la violence ordinaire

Marie-Alice Dibon est une brillante cheffe d’entreprise qui partage sa vie entre la France et les Etats-Unis. Un jour, à Paris, elle fait la rencontre de Luciano, un chauffeur de taxi de 13 ans son aîné. Ils discutent littérature, elle tombe sous le charme. Cette relation compliquée durera 15 ans, au cours desquels les violences physiques furent a priori absentes. Cette relation n’en était pas moins violente, d’une violence insidieuse et sous-jacente, qui se manifestait notamment par un climat de tension perpétuelle. « J’ai été témoin de crises de panique de [Marie-Alice], quand on était toutes les deux en tête à tête chez eux, parce qu’elle s’était rendu compte qu’elle avait oublié d’acheter du pain« , expliquera plus tard la sœur de Marie-Alice.

Luciano était aussi, selon les dires d’une amie, « jaloux et possessif », du genre à appeler Marie-Alice plusieurs fois par jour et à contrôler ses déplacements. Lorsque celle-ci, à bout, tentait de le quitter, Luciano n’hésitait pas à lui faire du chantage affectif. Il se laissait alors dépérir, perdant plusieurs kilos, lui répétant qu’il ne peut vivre sans elle.

A première vue, on pourrait trouver cette attitude romantique. C’est un signe d’amour, de passion désespérée ; ça brûle, ça fait mal, mais c’est beau. Pourtant, l’amour et le romantisme sont totalement absents de cette histoire. Mais l’emprise, elle, est bien là.

En avril 2019, Marie-Alice quitte une nouvelle fois Luciano. Pour de bon, pense t-elle.

Son corps sera retrouvé 3 jours plus tard dans une valise flottant dans l’Oise.

*

Nastasia Estrade avait 18 ans lorsqu’elle a été égorgée par son compagnon, un Argentin de 23 ans son aîné. Elle venait de manifester le souhait de le quitter. Son conjoint n’avait rien du profil habituel de l’homme violent : casier judiciaire vierge, aucun antécédent de violences, il était décrit par son entourage comme « travailleur, gentil, serviable ».

Une relation sans histoires qui aurait mal tourné ? 

Non.

Comme dans toutes les affaires de féminicides, des signes avant-coureurs laissaient présager d’une catastrophe. Roberto refusait de laisser partir Nastasia lorsqu’elle lui disait vouloir mettre un terme à leur relation ; il piquait souvent des crises de colère, se montrait jaloux et suspicieux. Plus la relation se dénoue et plus leurs disputes sont fréquentes, faisant monter une pression qui ne tarde pas à devenir étouffante.

En avril 2017, quelques mois après le début de leur relation, il lui tranche la gorge après qu’elle lui ait annoncé son intention de le quitter.

Cette terrible histoire nous dit une chose importante : les psychopathes n’ont pas le monopole de la violence. Celle-ci s’infiltre partout, dans des couples et des foyers ordinaires, dans le corps et dans la tête de Messieurs Tout-le-Monde.

Les relations toxiques ne sont pas une exception dommageable. Elles ont cours partout, chez nos voisin-es, nos ami-es, nous-mêmes.

Bien sûr, toutes ne connaîtront pas une issue funeste. Mais tous les féminicides ont en commun d’avoir commencé par une relation dysfonctionnelle, construite sur une logique de domination patriarcale.

Les relations toxiques sont toutes différentes, mais elles ont une ossature commune. C’est pourquoi il est crucial d’apprendre à les identifier. Car la meilleure manière de quitter une relation violente, c’est encore de ne jamais y entrer.

Le principal dénominateur commun est la structure de la relation. Celle-ci ressemble à un étau, qui se resserre un peu plus fermement chaque jour. Plus le temps passe, et plus il devient difficile de partir. La peur a fini par s’installer de manière diffuse, tout comme l’emprise.

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La rupture est le premier élément déclencheur du passage à l’acte des féminicides.

Elle le quitte, il la tue.

Dans une majorité des féminicides commis entre 2011 et 2016 (63,44%), aucun fait de violence antérieur n’avait été rapporté à la police. Cela ne signifie pas que ces meurtres se produisent en majorité dans des couples heureux et équilibrés, à la faveur d’un soudain accès de violence, d’un coup de sang inexpliqué, d’un malheureux « pétage de plomb », comme on dit.

Cela signifie simplement que les violences physiques (les plus spectaculaires, les plus évidentes, les plus « reconnues ») sont loin d’être les seuls signaux d’alerte.

En réalité, les relations toxiques ont cette terrible particularité d’être, pour un œil non entraîné, quasi-invisibles.

Différencier l’amour de la violence, une tâche ardue ?

C’est la raison pour laquelle il est si important d’apprendre à distinguer les contours de la violence. A dissocier l’amour de la possession. Vous vous dites que tout le monde, a priori, sait faire la distinction ? Et pourtant.

Dans un monde patriarcal où les relations toxiques sont mises en exergue dans de nombreuses productions culturelles (films, chansons, romans, séries…), les femmes grandissent avec une vision faussée de l’amour. Elles finissent par confondre soin de l’autre et possession, sentiments et violences, amour et emprise. Et par oublier qu’une relation saine est une relation d’égale à égal, et non une relation basée sur des logiques de domination. 

«  Pour moi, ça a commencé comme un conte de fées. Il se montrait follement amoureux, aux petits soins. Notre relation a très vite décollé, on s’est installés ensemble au bout de 2 mois. Et puis il a fini par montrer son vrai visage, me convaincant d’arrêter ma formation « minable » de graphiste, m’isolant de mes amies, critiquant mes moindres faits et gestes. J’ai perdu toute confiance en moi, mais j’étais persuadée qu’il faisait ça par amour. C’est ma mère qui a fini par me sauver ».

Imprégnées d’images pornographiques qui normalisent la violence contre les femmes, abreuvées d’histoires où la jalousie fait figure de preuve d’amour, où la possession rime avec passion, où l’amour fait mal, où le schéma récurrent est celui d’un homme en position de domination (financière, culturelle, professionnelle, d’expérience…) sur une femme qui se soumet à lui avec bonheur, elles n’apprennent jamais ce qu’est une relation saine, égalitaire et exempte de tout mécanisme de domination. 

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Un exemple classique de relation toxique glamourisée par la « littérature » (ahem), puis le cinéma

On dit parfois, en évoquant l’épilogue fatal de certaines relations : « il n’y avait pas de signes avant-coureurs » ; « il n’a jamais été violent avec elle, je ne comprends pas », « je n’aurais jamais pu penser que cela se finirait comme ça ».

C’est parce que nous avons pris l’habitude de fermer les yeux sur des comportements toxiques ; parce que nous avons appris à prendre pour des attitudes normales des comportements violents ; parce que nous ne savons pas distinguer la violence (notamment psychologique) du cours normal des choses ; parce que nous avons appris à voir dans des signes de violence (la jalousie, la possession…) de jolies preuves d’amour. 

Notre éducation nous pousse aussi à entretenir une vision uniforme et erronée de la violence. Or, celle-ci est loin de se résumer à sa seule forme physique. Elle se niche aussi et surtout dans les agissements, les mots, les comportements. 

Les signes annonciateurs de la catastrophe

  • Votre conjoint se montre jaloux, suspicieux. Il fouille régulièrement votre portable, votre boite mail, votre courrier, voire contrôle vos déplacements. Alerte rouge : il place un traceur GPS dans votre téléphone ou votre véhicule. 

  • Il vous reproche d’être trop coquette ou de trop attirer les regards masculins, et vous demande de vous maquiller moins ou de changer votre manière de vous habiller, notamment lorsque vous sortez sans lui.

  • Il bride votre liberté (de penser, de circuler, d’agir…).

  • Il souffle en permanence le chaud et le froid.

  • Il utilise le gaslighting, cette technique de manipulation émotionnelle visant à faire douter la victime de sa raison et par extension de sa réalité (par exemple : en niant avoir dit des mots qu’il a pourtant prononcé, en mentant éhontément, en semant la confusion, en traitant la victime de folle…)

  • Il exerce un contrôle sur vous, votre vie, vos décisions, vos finances. Alerte rouge : il vous pousse à quitter votre travail ou vos études et/ou confisque vos moyens de paiement.

  • Il vous isole de votre entourage (famille, amis, collègues…), en prétextant qu’il fait cela pour votre bien. Alerte rouge : vous ne pouvez plus sortir sans lui / chaque sortie sans lui s’accompagne de messages et de coups de téléphone intempestifs.

  • Il vous dévalorise, vous rabaisse, vous humilie, vous fait des reproches constants. Vous avez l’impression de n’être jamais assez bien. 

  • Lorsque vous êtes en public, il se montre charmant, mais en privé, il change de comportement. Alerte rouge : cette stratégie vise à assurer son impunité et à effacer tout soupçon.

  • Il procède à une inversion de la culpabilité, en justifiant ses actes par une cause extérieure (vous) : « oui, j’ai crié mais tu t’es mal comportée », « tu as vu comme tu m’as parlé ? », « tu ne fais aucun effort, c’est normal que je finisse par m’emporter ».

  • Il instaure un climat de peur, de tension. Vous vous retrouvez à marcher sur des œufs en permanence. Alerte rouge : les disputes sont de plus en plus fréquentes, même si elles concernent des sujets anodins.

  • Vous avez peur de le quitter. Alerte rouge : il commence à faire du chantage au suicide lorsque vous évoquez une possible rupture.

  • Vous n’êtes pas heureuse ; vous sentez que vos besoins ne sont pas respectés. 

« J’ai rencontré J-B sur Tinder. Je me souviens d’une conversation, à deux jours de notre rencontre, qui m’avait un peu perturbée. Il voulait parler de comment on gérait la sexualité, je lui ai dis que j’étais assez libérée, que je n’avais pas forcément de tabou, et que le plaisir de l’autre était plus important que le mien. Il m’avait répondu que lui aussi, il se donnait beaucoup, et que son plaisir à lui n’était pas important. Avec le recul je trouve ça étrange qu’il ait répondu la même chose que moi, ça faisait vraiment « promo pas chère », mais sur le coup j’ai pensé « wow enfin un mec bien ».

Mais quand je l’ai ramené chez moi, les soucis ont démarré. Il m’a d’abord pénétrée sans me le demander, puis il a râlé quand je lui ai demandé de mettre une capote. La suite a été à l’avenant : on s’engueule beaucoup, il ne supporte pas mon caractère, prend mal tout ce que je dis pour me défendre. Au lit, il ne me déshabille jamais, ne me touche jamais. Un jour il me gifle « pour rire ». Je suis choquée, je pleure, je lui dis qu’il est allé trop loin, que je ne supporte pas la violence. Il me dit que j’abuse, qu’il a pas fait exprès, qu’il me taquinait, que « ça va, c’est rien », que je dramatise toujours tout, que j’ai qu’à lui expliquer pourquoi je n’aime pas ça, qu’il ne peut pas deviner. Il me critique, refuse de m’adresser la parole quand il estime que je lui aie manqué de respect […]

La dernière fois, la fois de trop, on s’engueule comme d’habitude, ça part un peu plus loin, et il frappe avec son poing très violemment la porte, qui venait d’être fermée, juste à côté de mon visage. Je suis partie, et je ne l’ai plus jamais revu après ça. Aujourd’hui je ne suis plus du tout sereine dans mes relations avec l’autre, qu’elles soient amoureuses ou passagères. Je ne peux plus faire confiance, je n’ai plus l’énergie de m’en remettre à chaque fois. »

Typiquement, une relation toxique commence par une phase de séduction, pendant laquelle l’agresseur va déployer monts et merveilles pour « ferrer » sa proie. Puis il va commencer à l’isoler, la couper de ses proches pour l’affaiblir. Vient ensuite les processus de dévalorisation et d’inversion de la culpabilité (« tu me pousses à bout », « si tu n’étais pas aussi chiante, je réagirais autrement…», « c’est ta faute si notre couple va mal »).

L’emprise s’installe avec une succession de violences (rappel : les violences ne sont pas QUE physiques) et de phases d’apaisement. Une fois sous emprise, la victime aura de plus en plus de mal à partir. Son discernement sera altéré, ses moyens de défense affaiblis.

La psychiatre Marie-France Hirigoyen, qui a travaillé sur le phénomène d’emprise, décrit ce dernier comme un iceberg. Seule sa surface émergée est visible : les coups, les violences physiques, et au sommet, les féminicides. Mais sous la surface flotte la violence psychologique, celle que l’on ne peut voir à l’oeil nu : les mots dévalorisants, le contrôle, la jalousie, le climat de tension. C’est cette violence invisible qui prépare le terrain, et rend possible l’issue funeste.

Que faire ?

C’est une réalité : il vaut toujours mieux prévenir que guérir. Mais si vous êtes dans une relation toxique, sachez qu’il est possible d’en sortir. 

La première étape – et c’est souvent la plus difficile – est de prendre conscience qu’on est dans une relation violente. Une fois que ce pas a été franchi, il faut parler. A ses proches, à une personne de confiance, à des associations qui viennent en aide aux victimes (voir plus bas). En cas de violences, vous pouvez porter plainte – ne déposez pas de main courante, qui ne déclenche aucune action et ne sert donc à rien dans ce cas précis. Ensuite, lorsque vous êtes disposée à partir, entourez-vous du mieux que vous pouvez. Il est important de ne pas rester seule.

Enfin, si l’on est un.e proche de victime, la tentation peut être grande de minimiser les faits, voire de faire preuve de complaisance (« il est seulement jaloux, ce n’est pas bien grave » ; « ça va, il n’a jamais levé la main sur elle »). Apprenez à repérer les signaux d’alarme, même les plus « faibles », et sachez accorder de l’importance au ressenti de la victime. Si vous la sentez éloignée, triste, éteinte ou apeurée, c’est probablement qu’elle est en danger. 

Si vous avez besoin d’aide

Chat de l’association En avant toutes :

https://commentonsaime.fr/

3919 : numéro de téléphone gratuit et anonyme

114 : numéro d’alerte par SMS

N.B : les passages en bleu sont des témoignages recueillis auprès de deux personnes différentes. 

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Violences faites aux femmes : l’impunité des puissants

 

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L’actrice Adèle Haenel

 

Le 4 novembre dernier, l’actrice Adèle Haenel témoignait dans une vidéo publiée sur le site de Mediapart des abus sexuels qu’elle a subis lorsqu’elle était adolescente, au moment où elle tournait son premier film.

Un témoignage puissant, presque aussitôt salué par la presse, ainsi qu’une partie du milieu du cinéma. « Fer de lance du mouvement Me Too en France », « La naissance d’une héroïne », « Fin de l’omerta dans le cinéma français », « Une icône de la liberté »… Les médias, d’habitude plutôt prompts à faire le silence sur les affaires de violences sexuelles, font preuve d’une solidarité nouvelle avec l’actrice. Quant à son agresseur, Christophe Ruggia, il est rapidement exclu de la Société des réalisateurs de films, laquelle a manifesté « son soutien total » à Adèle Haenel.

Soudain, les médias semblent touchés par une lumineuse épiphanie. Ils se demandent tout excités si le mouvement Me Too, qu’on pensait naïvement enterré, est « ravivé en France ». Ils s’interrogent sur les violences faites aux femmes dans le milieu du cinéma, ébahis par le continent qui s’ouvre devant eux, tel Christophe Colomb découvrant l’Amérique. 

Comme si, en réalité, aucune femme n’avait jamais dénoncé des actes similaires. Comme si le silence paisible qui régnait jusqu’alors était dû au fait que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, et pas à notre incapacité collective à écouter les femmes victimes de violences.

Reste que ce soutien massif est une (agréable) surprise.

D’habitude, les victimes sont des menteuses. Elles exagèrent. Elles distordent les faits. Elles sont animées des plus vils desseins. Elles veulent la gloire, l’argent, l’attention médiatique. Elles ne dénoncent pas comme il faut : trop tôt, trop tard, avec trop d’incohérences, sur les réseaux sociaux au lieu d’un commissariat de police. Elles parlent trop, elles nous bassinent avec leurs histoires d’agressions, c’est pas bientôt fini tout ça ?

D’habitude, les victimes retrouvent le silence aussi vite qu’elles ont tenté d’en sortir. Les médias les ignorent, le public les méprisent, la justice s’empresse de classer leur plainte sans suite. Une traînée de poudre et puis s’en va. Ainsi, les enquêtes pour viol et agressions sexuelles visant Gérard Depardieu, Luc Besson, Philippe Caubère (pour le milieu du cinéma), Gérald Darmanin, Nicolas Hulot (pour le milieu politique) et tant d’autres ont toutes été classées, « faute de preuves ».

Faute de preuves, ou par complicité désabusée avec des hommes qui représentent un certain pouvoir ?

Je me suis rendu compte que les violences sexuelles, si elles avaient évidemment un lien étroit avec le système patriarcal, avaient moins à voir avec les hommes et les femmes qu’avec le pouvoir.

C’est le pouvoir de la victime qui déterminera si elle sera entendue, et c’est le pouvoir de l’agresseur qui déterminera s’il sera collectivement absous. L’agresseur pouvant justement agresser parce qu’il exerce un pouvoir (hiérarchique, financier, émotionnel…) sur la victime, et les hommes étant généralement les détenteurs du pouvoir, on voit vite ce que ce cercle peut avoir de vicieux.

Mais cette fois-ci, voilà que les rôles s’inversent.

 

Le pouvoir du silence

Qu’est-ce qui a changé ? Pourquoi se range t-on cette fois-ci du côté de la victime (ce qui est, entendons-nous bien, on ne peut plus normal) et pas du côté de l’agresseur ?

Tout simplement : le pouvoir.

Pour la première fois la victime est plus visible, plus forte, plus influente socialement que son agresseur. Personne ne sait qui est Christophe Ruggia, tandis qu’Adèle Haenel est une actrice reconnue.

Son pouvoir est un totem : il lui confère une légitimité. L’actrice le reconnaît d’ailleurs sans problème : [son influence sociale], en l’espèce, « c’est la condition même de la parole ».

Le pouvoir intimide. Le pouvoir fait peur. Le pouvoir tient en respect. Le pouvoir des uns réduit les autres au silence.

Le milieu du cinéma n’a rien d’exceptionnel à cet égard. Il n’a pas le monopole des violences sexuelles. Il n’est probablement pas plus toxique ni plus misogyne que n’importe quel autre milieu. En tant que lieu où le pouvoir achète l’impunité, où l’influence génère le silence, où ceux qui dominent n’achètent pas seulement le silence des autres, mais aussi la peur, l’omission, la réticence et la résignation, il est en réalité d’une banalité confondante.

C’est comme ça : les individus se sont toujours rangés du côté du pouvoir. La nature pusillanime de l’être humain est ainsi faite que nous ne voulons rien avoir à faire avec les perdant.es, par crainte qu’ils ne nous contaminent, ou que notre solidarité ne nous désignent comme l’un.e des leurs.

De fait, l’omerta sur les violences faites aux femmes (et sur les violences du pouvoir en général) n’est pas spécifique à un milieu professionnel.

Au moment même où j’écris ces lignes, des milliers de salopards dans des milliers de structures différentes sont probablement en train d’exercer leur domination sur des personnes qu’ils savent incapables de répliquer, puisque dépourvues de pouvoir. C’est à dire dépourvues de parole. Dépourvues de légitimité. Dépourvues de valeur.

Ils le font parce qu’ils le peuvent. Ils le font parce qu’ils savent que leur pouvoir les immunise contre l’indignation d’abord, et la justice ensuite.

Mais qui sait comment aurait réagi l’opinion publique si l’agresseur d’Adèle Haenel avait été plus influent, plus puissant, plus connu que Christophe Ruggia ? Qui sait comment aurait réagi l’opinion publique si l’agresseur d’Adèle Haenel avait été… Roman Polanski ?

 

L’art et la violence

Dans le même temps, Roman Polanski sortait en effet son nouveau film, J’accuse. C’est à cette occasion que la photographe Valentine Monnier a décidé de dénoncer les violences dont elle a été victime de la part du réalisateur : elle l’accuse de l’avoir frappée et violée dans son chalet suisse, en 1975, alors qu’elle avait 18 ans. Des faits malheureusement prescrits par la loi. 

Cette accusation vient s’ajouter à une liste déjà longue (au moins six femmes accusent Polanski de viols et agressions sexuelles – la plus jeune avait 10 ans au moment des faits). Et à une condamnation effective aux États-Unis, en 1977, pour avoir drogué et violé une mineure de 13 ans, à la suite de laquelle le réalisateur a fui vers la France.

Disons-le clairement : Polanski est un pédocriminel qui n’a jamais répondu de ses actes. Pourtant, l’indignation reste tiède, et peine à dépasser le cercle féministe militant. Certes, la promotion de son film a été annulée. Mais le réalisateur peut toujours compter sur de nombreux soutiens – aucune personnalité ne l’a, du reste, publiquement désavoué. Par ailleurs, J’accuse a réalisé plus de 500 000 entrées en une semaine, soit un excellent démarrage.

Polanski a aujourd’hui 86 ans. Quelle que soit l’issue de cette affaire, il aura vécu son existence dans l’impunité la plus totale.

Car Polanski est puissant. Polanski a beaucoup plus de pouvoir – et, surtout, de visibilité – que ses victimes. Il n’a pas seulement le pouvoir de faire disparaître ses actes ignominieux derrière son statut d’artiste : il a aussi le pouvoir de s’entourer de courtisan.e.s qui, telle une chambre d’écho, clament à l’envi son innocence.

Dans son dernier essai « The mother of all questions », l’écrivaine américaine Rebecca Solnit (à qui l’on doit l’invention du terme « mansplaining ») écrit de très belles pages sur le silence. Celui auquel on condamne les victimes, et celui qui nourrit l’impunité des agresseurs.

« Silence is violence », écrit-elle, et tout semble contenu dans cette simple phrase. Le silence est la violence car le silence est la complicité, l’assentiment, la connivence, la solidarité de fait, l’acceptation tacite de ce qui ne devrait pas être acceptable. Il est aussi, pour les victimes, l’impossibilité de raconter leur histoire et de demander réparation pour les blessures qu’on leur a infligées. Il est négation de ce qui est arrivé et, par extension, négation de la personne à qui c’est arrivé.

 

Une révolte à géométrie variable

Ce que nous apprend les « affaires » Adèle Haenel et Roman Polanski, c’est que le facteur qui détermine si l’on vous écoutera (que vous soyez une victime ou un agresseur), c’est le pouvoir.

La parole d’Adèle Haenel n’aurait probablement pas eu un tel retentissement si cette dernière avait été une actrice de seconde zone. Opportunisme ! Elle veut de l’argent ! Elle cherche à se faire connaître ! se serait-on empressés de crier. D’autres actrices, moins connues, moins respectées, moins légitimes, ont déjà tenté de dénoncer les violences sexuelles dont elles avaient été victimes : mais elles se sont cassé les dents sur le mur du silence. Il n’y a pas de solidarité possible avec les personnes qui ne viennent de nulle part.

De même, il y a fort à parier que le cas Roman Polanski susciterait beaucoup moins la complaisance s’il n’était qu’un citoyen lambda, dépourvu de ces armes justificatrices que sont le talent et la renommée. 

En réalité, notre indignation est comme la météo en ce mois de novembre : étonnamment variable. Nous ne nous scandalisons des violences sexuelles que lorsque celles-ci sont perpétrées par des agresseurs qui ne comptent pas, n’ont pas de pouvoir, pas d’argent, pas de « circonstance atténuante ». Qui correspondent à l’archétype de l’agresseur tel que nous l’avons toujours conçu, un homme peu éduqué, socialement inapte, qui porte sa misère sur lui comme un étendard.

Personne ne s’opposera au fait que le viol et la pédocriminalité sont des crimes graves, très graves, abjects et répugnants. Mais ils le sont un petit peu moins lorsque l’agresseur est riche et célèbre. Lorsqu’il est un artiste talentueux, qu’il fait des films intelligents, des tableaux somptueux, des chansons d’une grande beauté, des livres passionnants. C’est un artiste torturé, dit-on alors. C’était il y a longtemps. C’était une autre époque – comme s’il y avait des époques « acceptables » pour droguer et sodomiser des gamines de 13 ans. Et puis merde, elle faisait beaucoup plus que son âge ! Argument imparable. Elle faisait plus que son âge, elle avait l’air majeure, il avait donc le droit de la violer.

Puis revient l’éternel débat sur la séparation entre l’homme et l’artiste. Peut-on lire, écouter, regarder avec plaisir les œuvres d’un criminel ? Peut-on admirer l’art d’un être qui, dans sa vie privée, commet les pires horreurs ? (Je crois qu’il est possible de le faire, mais en ayant pleinement conscience de l’ambivalence de son geste. En ne laissant pas le plaisir que l’on retire de la consommation d’une œuvre engendrer une quelconque sympathie pour l’être humain qui l’a créée. Et surtout, sans se chercher des excuses. Reste que, selon moi, la honte devrait surtout peser sur les instances qui facilitent la création de ces œuvres, en les subventionnant par exemple).

On peut concéder le fait que Polanski a fait de bons films. On peut reconnaître le fait que certaines chansons de Noir Désir sont magnifiques. Mais cela ne doit pas occulter les circonstances qui entourent la création de ces œuvres. Cela ne doit pas excuser. Cela ne doit pas nous rendre complices. Cela ne doit pas absoudre l’artiste – qui ne mène pas une existence séparée de l’homme – des crimes qu’il a commis. L’art n’est pas un expédient. Et la célébrité ne devrait en aucun cas être un passe-droit.

Nous ne pouvons plus accepter que le seul facteur qui détermine si une victime de violences sera entendue, c’est son pouvoir.

Arrêtons d’être complices. Arrêtons de nourrir le silence. Arrêtons de choisir nos victimes. Toutes méritent d’être écoutées, entendues, soutenues. Arrêtons de choisir nos agresseurs, aussi. Le talent, la richesse, la carrière, la respectabilité sociale, le temps qui passe, rien ne doit excuser l’inexcusable.

Et surtout, arrêtons de nous trouver des excuses. Arrêtons cette complaisance qui ne profite qu’aux puissants et à leur sentiment d’impunité. Arrêtons de dissocier le statut social de l’agresseur de ses méfaits. Arrêtons-en avec ces semi-indignations hésitantes et versatiles, comme si les violences pouvaient, dans certains cas limitatifs, être admissibles.

Il ne peut pas y avoir deux poids, deux mesures en matière de violences faites aux femmes.

Il faut briser ce putain de silence.

 

PS : Je me permets, pour finir, de faire un parallèle avec une « affaire » récente.

Le 20 novembre dernier, Solène Mauget, épouse du maire de Cabourg, a été condamnée en appel pour « violences volontaires », suite à la plainte qu’elle avait déposée contre son mari après que celui-ci l’ait frappée en pleine rue. 

Le tribunal de grande instance de Caen l’a condamnée à 1500 euros d’amende, dont 1000 euros avec sursis et 500 euros de dommages et intérêts pour préjudice moral. En première instance, son mari avait écopé de trois mois de prison avec sursis, sans aucune peine d’inéligibilité. Il exerce toujours ses fonctions de maire.

Les hommes violents sont-ils protégés par leur pouvoir ?

La justice se montre t-elle complice des puissants ?

Je vous laisse en juger par vous-mêmes.

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