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Le mythe des fausses accusations de viol

Le fantasme

C’est un bruit de fond bien connu, comme le bourdonnement d’un moustique agaçant. Comme un disque qu’on enclenche sitôt que la conversation dérive sur les violences sexuelles faites aux femmes. Presque un réflexe pavlovien.

Parlez de viol à la machine à café (non pas que je vous encourage à le faire), et vous verrez que dans 99% des cas, votre interlocuteur.trice vous répondra, comme par automatisme : « fausse accusation ». Attention, sale temps pour les hommes, grand complot féministe, danger à chaque coin de rue, hystérie collective, etc, etc. C’est un peu comme appuyer sur un interrupteur : dans la grande majorité des cas, il n’y a pas de surprise, on sait que la lumière – si j’ose faire cette comparaison – va s’allumer.

Dans notre société, le viol est l’un des seuls crimes, si ce n’est LE seul crime pour lequel le poids de la culpabilité retombe presque systématiquement sur la victime. Qu’on la soupçonne de mentir, d’exagérer ou de vouloir briser la vie de son agresseur, elle subit la réprobation sociale pour avoir dénoncé… des faits incriminés par la justice.

Cela n’a pourtant pas plus de sens que d’ostraciser, stigmatiser, culpabiliser les victimes de tentatives d’homicide. Ou de vols aggravés. Ou de n’importe quel autre crime ou délit.

De quoi, alors, cette inversion de la culpabilité est-elle le nom ? Inutile de chercher bien loin : elle est, tout simplement, l’un des fruits pourris de notre système patriarcal. D’autant que le viol n’est pas n’importe quel crime. Loin d’être une réponse à une pulsion sexuelle impérieuse, il est un outil de contrôle et de domination des femmes.

Instiller l’idée que les fausses accusations de viol seraient répandues participe donc d’une stratégie pour maintenir le statu quo, en perpétuant l’idée que les femmes qui portent plainte pour viol ne le font pas pour des raisons évidentes de justice sociale, mais par vengeance et haine du sexe masculin. Les féministes ne chercheraient donc pas seulement l’égalité entre les sexes, mais aussi – et surtout – le chaos dans les rapports entre les hommes et les femmes.

C’est aussi une manière habile de faire taire les victimes, celles qui ont le courage de dénoncer la domination masculine et la violence qu’elle engendre. Celles qui parlent. Agiter le spectre des fausses accusations, aussi fallacieux soit-il, est un moyen de contrôler la parole des femmes. Mais aussi, peut-être, dans certains cas, un mécanisme psychologique pour tenir à distance une réalité qu’on ne veut pas voir. Nous sommes tant abreuvé.e.s de mythes sur le viol (qui serait le fait d’un déséquilibré caché dans un parking glauque et non d’un Monsieur Tout le monde bien inséré dans la société) que nous refusons de voir, de croire à une réalité qui est beaucoup plus crue et beaucoup moins fantasmatique. Dans ce cas, il est beaucoup plus simple de disqualifier la victime (« elle ment ») que de prendre acte de la réalité qu’elle met au jour.

Et cette réalité est la suivante : les violeurs sont, la plupart du temps, des hommes tout à fait « normaux » et bien intégrés socialement. Ce sont nos voisins, nos collègues, nos amis, nos frères, nos maris. Des hommes a priori bien sous tous rapports. Le viol n’a pas besoin d’être accompagné d’un couteau tranchant, d’une musique de film d’horreur et d’une nuit de pleine lune pour être qualifié. Il peut parfaitement avoir lieu dans votre lit, un samedi matin par ailleurs agréable, avec votre conjoint. De fait, 85% des viols sont commis par une personne connue de la victime (enquête INED 2016).

Selon les derniers chiffres, plus d’une femme sur dix a été victime d’un ou plusieurs viols au cours de sa vie. 

Cela fait beaucoup de femmes. Et, fatalement, beaucoup de violeurs.
Statistiquement, nous connaissons forcément des femmes qui ont subi un viol. Nous connaissons donc aussi des violeurs – même s’ils ne correspondent pas du tout à l’idée que nous nous en faisons.

Les chiffres

Les fausses accusations de viol peuvent exister. Comme les fraudes à l’assurance, les fraudes à l’indemnisation pour les victimes d’attentats, les fausses déclarations de vol, les fausses accusations de maltraitance, etc.

Néanmoins, le fait de partir du principe qu’une victime ment forcément lorsqu’elle dénonce un viol n’est basé sur aucune logique – si ce n’est la logique patriarcale. L’idée communément admise selon laquelle il existerait des vagues de fausses accusations ne repose sur rien. C’est un fantasme qui se nourrit et s’engraisse tout seul comme un foie malade, à mille lieux d’une réalité beaucoup plus brute. Mais rentrons donc dans le vif du sujet.

Il existe peu d’études sur les fausses accusations de viol. Les statistiques existantes sont imprécises, souvent calculées sur de petits échantillons. En France, aucune étude n’a été menée sur le sujet. Pour trouver quelques chiffres, il faut surtout regarder du côté des pays anglo-saxons.

Commençons par une étude du National Sexual Violence Resource Center de 2012, qui estime que les fausses accusations de viol représentent 2 à 10% des accusations.

Cette étude précise que les chiffres des fausses accusations de viol tendent à être « gonflés », du en partie à des définitions peu claires et des protocoles lacunaires. Par exemple, un juge d’instruction peut très bien qualifier de « fausse » une plainte pour viol parce qu’il ne dispose pas de preuves suffisantes pour engager des poursuites, ou parce que les déclarations de la victime présentent des incohérences. Or, une plainte ayant résulté en un non-lieu ne signifie pas pour autant qu’elle est infondée, ni inventée de toutes pièces.

Dans son formidable livre « Sans consentement », l’auteur américain Jon Krakauer rapporte les résultats d’une enquête qu’il a menée dans la ville universitaire de Missoula, située dans le Montana. 350 plaintes pour viols et/ou agressions sexuelles y ont été enregistrées entre 2010 et 2012. Un chiffre important. Or, sur ces centaines de plaintes, quelques-unes seulement feront l’objet d’une enquête, les autres étant opportunément classées sans suite – même en l’existence de preuves tangibles. En cause, la volonté pour les autorités judiciaires de préserver la tranquillité de cette petite ville, et surtout de protéger les agresseurs – principalement des étudiants, membres de la prestigieuse équipe de football américain « les Grizzly » et promis à une brillante carrière sportive. Ce livre démontre avec brio qu’un « non-lieu » n’est pas nécessairement synonyme de « ces faits n’ont jamais été commis ». Ce peut être aussi le résultat d’une carence délibérée des autorités judiciaires, qui pour des raisons politiques préfèrent protéger les agresseurs.

Deux autres études basées sur des analyses quantitatives et qualitatives – toujours aux Etats-Unis – font respectivement état d’un taux de 5,9% de fausses accusations (Lisak et al., 2010) et de 2,1% (Heenan & Murray, 2006).

Voilà pour les chiffres venus des Etats-Unis. En calculant le ratio entre le nombre d’hommes vivant sur le territoire américain et le pourcentage de fausses accusations de viol (en utilisant les estimations les plus élevées), on aboutit donc à un tonitruant pourcentage de 0,005% d’hommes américains faussement accusés chaque année. Un véritable séisme, en effet.

Du côté du Royaume-Uni, le Crown Prosecution Service a estimé qu’il existe un cas de poursuites judiciaires pour fausse accusation de viol pour 161 cas de poursuites judiciaires pour viol. Soit une estimation de 0,62% de fausses accusations.

Une étude menée en 2005 par le Home Office estime quant à elle que les fausses accusations de violences sexuelles seraient de 4%.

Du côté de l’Australie, une étude menée entre 2000 et 2003 par les services de police de Victoria a estimé que sur 850 plaintes pour viol enregistrées, 2,1% avaient été classées comme « fausses ».

Enfin, terminons par une étude de plus grande envergure qui estime entre 2% et 6% les fausses accusations de viol dans toute l’Europe.

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Une infographie très parlante – The Enliven Project.

A noter qu’en l’absence de consensus sur ce qu’est une « fausse » accusation, il est difficile d’aboutir à des chiffres solides et précis. Dans certaines études, seules les plaintes qui s’avèrent fallacieuses (après enquête ou aveu de la plaignante) sont prises en compte. Dans d’autres études, en revanche, sont aussi prises en compte les affaires ayant résulté en un non-lieu faute d’éléments probatoires, mais aussi les plaintes ayant été retirées par les victimes présumées. Or, le fait qu’une plainte soit retirée ne signifie pas que les faits incriminés n’ont pas eu lieu. De nombreuses victimes retirent leur plainte parce qu’elles ont subi des pressions extérieures, ont été découragées par leurs proches ou parce qu’elles n’ont pas la force de se lancer dans une procédure judiciaire longue et difficile.

En consolidant ces chiffres, certes approximatifs, il faut donc retenir que 2 à 8% des accusations de viol reportées à la police seraient fausses.

Rapporté au nombre de viols effectivement commis (plus tous ceux qui n’ont jamais été dénoncés, car rappelons que plus d’un viol sur dix n’est pas reporté aux autorités judiciaires), c’est insignifiant.

La réalité

La réalité crue, celle que l’on préfère ignorer, c’est que les victimes n’ont aucun intérêt à porter plainte – même lorsque les faits ont bien été commis, c’est-à-dire dans l’immense majorité des cas. Et encore moins à porter de fausses accusations. Bien sûr, cela ne signifie pas qu’il ne faut pas porter plainte en cas de violences sexuelles : au contraire. Cela ne signifie pas non plus que les fausses accusations de viol n’existent pas.

Mais la réalité est la suivante :

1) Un procès pour viol est très long, coûteux et éreintant psychologiquement. Du dépôt de plainte à un éventuel procès, il se passe en général plusieurs années, pendant lesquelles il faudra raconter et donc revivre son histoire des dizaines de fois, devant des dizaines de personnes différentes. Des personnes qui souvent doutent de ce que vous avancez, vous poussent dans vos retranchements et manient votre traumatisme avec la délicatesse d’un conducteur poids lourd. Pour les victimes, c’est une double peine. Mais la majorité des plaignantes n’iront pas jusqu’aux Assises, puisqu’on estime que 60 à 80% des viols ayant donné lieu à des poursuites sont requalifiés en délit – et donc jugés en correctionnelle, où la procédure est certes plus rapide, mais les peines prononcées bien moindres. Au total, seuls 3 % des viols ayant donné lieu à un dépôt de plainte débouchent sur un procès en cour d’assises.

2) Comme nous l’avons dit plus haut, le viol est l’un des seuls crimes où la victime est blâmée pour ce qu’elle a subi. Dénoncer un viol n’a rien d’une virée à Disneyland : c’est un parcours du combattant, qui commence dès le dépôt de plainte. Soyez-en sûr.e.s : personne n’a envie de s’infliger une telle épreuve, ni de devenir riche et célèbre pour avoir « dénoncé un viol ». De toute façon, ça tombe bien – ça n’est jamais arrivé. Il suffit de lire les commentaires sous les articles relatant des affaires de viol, ou d’engager la discussion avec Tonton Jean-Claude (quoique on peut aussi s’épargner cette épreuve) : la victime est quasiment toujours soupçonnée de mentir ou de vouloir attirer l’attention sur elle, au contraire de l’agresseur que l’on tient ironiquement à « préserver ». Le soupçon jeté sur la victime de chercher la « célébrité » est pourtant un fantasme d’une mauvaise foi crasse. Dans la quasi-totalité des cas, point de célébrité, de pognon en masse ni de félicitations collectives pour la victime, mais plutôt des intimidations, des insultes, des menaces, et un traumatisme ravivé. Aux Etats-Unis, la professeure Christine Ford, qui a récemment accusé le juge Brett Kavanaugh de tentative de viol, a été obligée de déménager avec sa famille après avoir reçu de multiples menaces de mort. Elle a subi un harcèlement continu ; sa boite mail a été plusieurs fois piratée. Gageons que, si elle avait voulu devenir riche et célèbre, elle s’y serait prise autrement…

3) Statistiquement, la justice est du côté des agresseurs. Je ne fais pas du « féminisme victimaire » en affirmant cela, je me range simplement du côté des chiffres. En France, chaque année, 84 000 femmes et 14 000 hommes disent avoir été victimes de viol ou de tentative de viol dans les enquêtes de victimation. Pourtant, les cours d’assises ne prononcent qu’environ 1 500 condamnations par an pour viol. Le reste sera classé sans suite (le cas le plus fréquent) ou résultera dans une condamnation pour agression sexuelle. Et cela ne va pas en s’arrangeant. Ainsi, le nombre de condamnations pour viol par la justice française a chuté de quelque 40 % en dix ans, selon le service statistiques de la chancellerie. Cela serait dû en partie au « phénomène » de la correctionnalisation des viols – le fait de déqualifier un viol (donc un crime), en agression sexuelle (c’est-à-dire un délit), très utilisé par les juges d’instruction pour éviter l’engorgement des tribunaux. On a donc la preuve que le viol reste majoritairement impuni… lorsqu’il est dénoncé. Or, neuf fois sur dix, il ne l’est même pas.

Le manque de moyens est un problème évident, mais ce n’est pas le seul. Il y a aussi le fait que la Justice a été créée pour les hommes, par les hommes. Les femmes sont aujourd’hui majoritaires à l’ENM (l’Ecole nationale de la Magistrature, qui forme les futur.e.s magistrat.e.s) et c’est a priori une bonne nouvelle, mais n’oublions pas que les femmes elles aussi intériorisent le système patriarcal. De fait, la misogynie et les préjugés sexistes ne s’arrêtent pas comme par miracle à la porte des tribunaux.

On a tendance à imaginer une Justice éthérée, irréprochable, décorrélée des basses considérations et injustices de la vie réelle. Qui traiterait ses victimes avec respect et intégrité, punirait les agresseurs à la mesure de leurs actes, aurait toujours raison, ne ferait jamais d’erreur. N’oublions pas cependant que cette fameuse Justice n’est pas une entité désincarnée, mais l’incarnation d’une société, composée de femmes et d’hommes parfaitement faillibles, à un instant T.  Se reposer sur la « Justice » et attendre d’elle qu’elle répare toutes les injustices de la société est donc illusoire, puisqu’elle est la société.

En conclusion

Il n’y a donc pas, contrairement à une légende tenace, beaucoup de fausses accusations de viol. Il y a en revanche beaucoup trop de viols qui restent impunis, mais cet aspect est étrangement moins discuté.

Évoquer de manière systématique les « fausses accusations » quand une femme ose dénoncer un viol est donc non seulement faux d’un point de vue statistique, c’est aussi outrancier. Les faits sont là : les fausses accusations sont rares. Quant aux vrais violeurs, ils restent majoritairement impunis.

L’incurie du système judiciaire produit des conséquences désastreuses. Parce que les femmes n’ont pas les moyens de se faire entendre – et lorsqu’elles parlent, on finit toujours par le leur reprocher. En fin de compte, le manque de moyens, le sexisme institutionnalisé, la crainte d’une erreur judiciaire, l’absence de formation des magistrat.e.s et des policiers à la problématique des violences faites aux femmes imbibe une justice boiteuse qui peine à offrir réparation aux victimes.

Alors commençons déjà par nous occuper des centaines de milliers de victimes laissées sur le carreau chaque année. Écoutons-les. Croyons-les. Après, seulement, nous pourrons nous concentrer sur le (faible) pourcentage restant de fausses accusations.

A lire pour aller plus loin : En finir avec la culture du viol, de Noémie Renard

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Campagne contre les violences sexistes et sexuelles : une occasion manquée

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Ne pas agresser aussi.

 

Depuis le 30 septembre, le gouvernement a lancé une campagne pour sensibiliser aux violences sexistes et sexuelles, intitulée « Réagir peut tout changer ».
Jusqu’au 14 octobre, quatre spots seront diffusés à la télévision et sur Internet, pour illustrer la diversité des violences (physiques, sexuelles, verbales…) et du cadre dans lequel elles s’inscrivent (sphère privée, sphère professionnelle, espace public, etc).

Chaque spot met en scène une femme victime de violences sexistes et/ou sexuelles et un.e témoin qui vient à son secours, le but étant d’inciter les gens à réagir lorsqu’ils assistent à un tel incident, au lieu de simplement détourner le regard. « Dénoncer ne suffit plus, il faut désormais changer les comportements et inciter chacun à réagir », explique ainsi le communiqué officiel.

Inciter chacun à réagir face aux violences sexistes et sexuelles : c’est effectivement une bonne idée. Pour une fois qu’on parle de sexisme à la télé, ne faisons pas la fine bouche, n’est-ce pas ? Mais on ne règle pas un problème en évitant sa cible. En n’adressant son message qu’aux témoins, c’est-à-dire des personnes qui n’ont aucune responsabilité dans la commission de telles violences, le gouvernement donne un coup d’épée dans l’eau. Un peu comme s’il lançait une campagne contre la fraude fiscale en s’adressant aux enfants des fraudeurs et fraudeuses : « Attention ! Si vous voyez vos parents détourner du fric, surtout, réagissez ! ».

Depuis quelques années, on assiste à de nombreux tâtonnements en matière de prévention des violences sexistes. On pense par exemple à la récente campagne contre le harcèlement et les agressions sexuelles dans les transports en Ile-de-France, mettant en scène des femmes menacées par des ours ou des loups.

 

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Outre un manque de crédibilité évident, cette campagne péchait par son refus de s’adresser directement aux agresseurs. Victimes ou témoins, donnez l’alerte ! Le message est identique à celui de la campagne actuelle, et s’accompagne du même déplacement de la responsabilité des agresseurs vers les (potentiels) témoins. En 2018 encore, on marche sur la pointe des pieds, on hésite, on tâtonne, on tourne autour du pot, comme si s’adresser directement aux personnes concernées  – les hommes auteurs de violences – n’était pas une solution envisageable. Regarder la réalité en face ? Prendre acte du fait que, dans un système patriarcal, les violences sont en majorité commises par des hommes, et qui plus est des hommes normaux ? Expliquer à ces mêmes hommes que leur comportement est intolérable ? On n’y arrive toujours pas. Parce que le sujet gêne, irrite, parce qu’il a une dimension un peu trop militante, un peu trop féministe peut-être, parce que les violences sexistes et sexuelles sont encore largement admises dans notre société (le coup de la main aux fesses qu’il faudrait prendre comme un compliment, du « joli petit cul » de Michel de la compta qui est censé être un éloge et du pauvre frotteur victime de sa misère sexuelle), il est encore manié avec force maladresse. Ainsi, l’on continue à proposer des visuels à côté de la plaque, à faire croire que les violences sexuelles ne peuvent être le fait que de quelques individus marginaux et échevelés (1), et à décharger la responsabilité des agresseurs sur les hypothétiques témoins de leurs agissements.

Est-il si compliqué de dire aux agresseurs… qu’il ne faut pas agresser ? Bien entendu, le gouvernement n’est pas le seul acteur influent dans ce combat – loin s’en faut. C’est aussi toute notre culture populaire, tous nos mythes culturels, tous nos stéréotypes souterrains qu’il faut réformer. Mais quitte à lancer une campagne de sensibilisation aux violences sexistes et sexuelles : pourquoi ne pas s’adresser en premier lieu à ceux qui les commettent ?

Nous aurons progressé lorsque nous oserons enfin dire, de manière claire et non équivoque, que certains comportements ne sont pas tolérables. Lorsque nous nous adresserons pour cela aux agresseurs et non à ceux qui les entourent. Lorsque nous cesserons de tourner autour du pot, de trouver des excuses, de s’emberlificoter dans des messages confus et sans résonance.

Les violences faites aux femmes ne cesseront pas si l’on se contente de demander aux témoins de « réagir ». C’est leur faire porter une responsabilité qu’ils et elles n’ont pas, tout en excusant discrètement les agresseurs – et les défaillances de notre système judiciaire. De la même manière qu’on n’éradique pas une maladie en agissant uniquement sur ses symptômes, on ne peut prétendre combattre les violences sexistes et sexuelles en agissant uniquement sur ses conséquences.

Cette manière de faire est d’autant plus inefficace qu’une réaction n’entraîne en aucun cas la garantie pour la victime de trouver réparation. Combien de plaintes pour violences sont-elles classées sans suite ? Combien de femmes sont-elles ignorées, snobées, humiliées, lorsqu’elles se décident enfin à pousser la porte d’une gendarmerie ? Combien d’agresseurs sont-ils effectivement condamnés chaque année ? (réponse : très peu)

Ce n’est pas comme si l’on pouvait se targuer d’avoir une justice efficace, impartiale et sensibilisée à la problématique des violences faites aux femmes. Pour bien des femmes, une confrontation avec le système judiciaire ne sera rien d’autre qu’une énième occasion de se prendre dans la gueule le sexisme endémique de notre société. 

Le message que le gouvernement aurait dû faire passer est un message simple, que l’on considère pourtant avec une étrange frilosité : le respect dû aux femmes doit être exactement le même que celui dû aux hommes. Point barre.

Ce que vous ne feriez pas à un homme, ne le faites pas à une femme. Ce n’est pas compliqué. Quant aux témoins, s’ils existent, ils ne sont pas là pour réparer les erreurs des hommes sexistes et/ou violents : c’est à ces hommes, et à eux seuls, qu’incombe la responsabilité de modifier leur comportement.

(1) Pourtant, les agresseurs, les harceleurs sexuels, les violeurs, et d’une manière générale les auteurs de violences sexistes (qu’elles soient physiques ou verbales, explicites ou souterraines) sont la plupart du temps des Monsieur Tout le monde. Ce sont nos employeurs, nos voisins, nos pères, nos frères, nos amis, nos collègues. Ainsi, dans 8 cas sur 10, l’auteur d’un viol fait partie de l’entourage de la victime. Il est donc temps de tordre le cou au mythe de l’agresseur marginal et désocialisé, qui erre à la recherche de ses prochaines victimes entre rues sombres et rames de métro bondées.

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Anatomie de la victime

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Précision liminaire : le mot « victimes » dans l’article fait référence aux femmes, celles-ci représentant la grande majorité des victimes de violences sexuelles. 
Cependant, il convient de noter que les hommes victimes de violences sexuelles, bien que plus rares, peinent également à être pris au sérieux lorsqu’ils dénoncent de tels faits. En cause, l’idée répandue selon laquelle un homme, de par sa force et son caractère (supposément) dominant, ne peut pas être une victime.

 

Présumée coupable

Dans notre société patriarcale, il est une constante : lorsqu’une femme est victime de violences sexuelles, sa parole est désavouée, délégitimée, quand elle n’est pas tout simplement passée sous silence. Ce déni individuel et collectif est devenu un réflexe primitif, un bouclier que l’on dégaine à chaque tentative d’avancée féministe. La négation du vécu des victimes est peut-être l’un des tropismes sexistes les plus archaïques, et les plus tenaces.

L’affaire Weinstein, elle-même déclencheur du mouvement « Me Too », n’aura servi à rien de ce point de vue – en France, du moins. Le pays de la « séduction » et des « gauloiseries » (euphémismes sexy pour désigner des comportements prédatoires), toujours à la traîne en matière de féminisme, n’aura pas profité de cette triste occasion pour remettre en question sa vieille culture patriarcale, et s’interroger sur les actions à mettre en œuvre pour que les femmes n’aient plus besoin de balancer leurs porcs.

Alors qu’une plainte pour viol et agression sexuelle a été déposée le 27 août dernier contre Gérard Depardieu (la victime serait une jeune actrice de 22 ans), l’agent de « stars » Dominique Besnehard s’est récemment fendu d’un coup de gueule sur Facebook : « Et cela continue. Maintenant c’est Gerard Depardieu qui est accusé de tentative de viol. À quel moment ces apprenties comédiennes arrivistes vont-elles cesser de proférer des accusations pour se faire connaître ? »

Quand on cessera de les agresser, probablement ?

Bon.
Si l’envie se fait forte de distribuer quelques coups de pied au cul, posons-nous tout de même un instant pour analyser la façon dont le système patriarcal défend les agresseurs, tout en condamnant les victimes au silence.

Ainsi, on constate que la rhétorique utilisée par Besnehard suit un schéma tristement classique de délégitimation de la victime :

1) Tout d’abord, on prend la défense de l’agresseur présumé en arguant qu’il serait incapable de tels agissements : « C’est un excellent père de famille », « C’est un citoyen modèle », « Il ne ferait pas de mal à une mouche », « Je le connais, c’est quelqu’un de bien »… Parfois, c’est la vie professionnelle irréprochable ou le talent dudit agresseur qui sont convoqués à titre de justifications, comme si ces éléments pouvaient de facto excuser des comportements délictueux et/ou criminels.

2) Lorsque la réputation de l’agresseur présumé est enfin « lavée », on passe à la seconde étape : le dénigrement de la victime. Il faut faire croire que l’acte qu’elle a subi n’existe que dans son imagination, ou a minima qu’elle exagère grandement les faits. Lorsque ce ne sont pas son passé ou ses comportements sexuels qui sont évoqués (« c’est une allumeuse », « elle couche avec tout ce qui bouge »), on invoque sa cupidité, son ambition, son désir acharné de « se faire connaître ». Comme si une plainte pour viol constituait une autoroute certaine pour la gloire, la richesse et le succès.

3) Une fois l’agresseur présumé mis hors de cause par le biais d’arguments plus ou moins solides et la victime roulée dans la boue, vient la dernière étape : l’étouffement de l’affaire. Les médias, après s’être fait l’écho de la parole de la défense, ont un dernier rôle à jouer pour faire sombrer l’affaire dans les limbes de l’oubli. C’est bien simple : il suffit de ne plus en parler. Surtout pas d’articles pour documenter la suite de l’affaire, ni d’allusions qui pourraient plomber l’agresseur présumé. Silence. Le rideau finit par tomber.

Mélangez le tout, secouez vigoureusement et vous obtenez un agresseur lavé de ses potentiels péchés, et une victime présumée coupable.

Et l’on continue à nous prédire la fin du monde lorsque surgissent des accusations de violences sexuelles.
Faisons le compte : combien d’hommes ont-ils été obligés de fuir le pays après le mouvement Me Too, poursuivis par des hordes de furies prêtes à leur arracher les couilles ? Combien d’avions remplis d’hommes injustement accusés, le souffle court et les joues brûlées par l’humiliation, ont-ils dû être affrétés pour mettre à l’abri les malheureux susmentionnés ? Questions inutiles, bien entendu – je ne fais que m’amuser, parce qu’il vaut mieux en rire. Et dans l’hypothèse hautement improbable où nous aurions assisté à de tels scénarios : n’est-il pas logique d’être sanctionné après avoir commis un acte moralement et légalement répréhensible ? Crie-t-on au scandale lorsque l’auteur d’un crime est dénoncé et éventuellement condamné par la justice ? S’insurge-t-on du fait que sa vie risque d’être gâchée, éprouvons-nous du ressentiment à l’égard de la victime, ? Non – nous nous contentons plus probablement de penser qu’il a eu ce qu’il méritait. Alors, pourquoi sommes-nous incapables d’appliquer le même raisonnement face aux auteurs de violences sexuelles ?

Il est d’ailleurs hilarant de constater que les opposants au « tribunal populaire » de Balance ton porc deviennent également tout rouges et tout fâchés lorsque les victimes utilisent les moyens légaux (une plainte, dans l’espoir d’accéder à la suite logique : un procès équitable) pour dénoncer les violences subies. En réalité, ces personnes ne souhaitent qu’une chose : que les femmes se taisent. Femmes agressées, violées, flouées, bafouées : qu’importe, tant que règne le silence, et que les hommes puissent continuer à abuser de leur pouvoir.

Ne nous leurrons pas. Les hommes qui s’insurgent du fait que leurs amis puissent être visés par des accusations de violences sexuelles ne font pas seulement preuve d’un basique réflexe de solidarité masculine. Ils pleurent également la (possible) fin de leurs privilèges, à la façon de ces enfants gâtés que l’on prive de dessert. Ils sont gênés par l’égalité qu’ils voient arriver comme une menace, déboussolés après avoir entendu que le pouvoir, la violence, la coercition sexuelle ne sont pas des prérogatives dont ils peuvent bénéficier en toute impunité. C’est qu’ils ont bâti leur identité sur le pouvoir qu’ils détiennent sur les femmes. On s’y habitue vite, à tout cela. On se sent fort, puissant, ça fait tourner les têtes l’illusion de la domination, ça fait jouir la peur dans les yeux de l’autre. Qu’on essaie de leur retirer cette satisfaction, et c’est toute leur virilité qu’on arrache. On les laisse exsangues, sans identité propre. C’est stupidement fragile, un homme qui se veut puissant.

Les victimes de violences sexuelles dérangent, bien plus que les hommes qui les commettent. Elles sont des « mauvaises » victimes, car elles mettent le doigt sur les déficiences de notre société – les dynamiques de pouvoir inégalitaires, le sexisme, la culture du viol. Pire encore, elles sont des traîtres, puisqu’elles se désolidarisent publiquement du système patriarcal.

En outre, par leur nature même, les violences sexuelles constituent une catégorie « à part » dans le répertoire des délits et des crimes. En effet, nous sommes conditionné-e-s à voir le sexe (contraint ou consenti) comme une souillure pour les femmes. Une idée qui trouve ses racines dans les grandes religions monothéistes, et infuse encore aujourd’hui notre société. Ainsi, lorsqu’une femme a des relations sexuelles, elle est considérée comme « sale », avilie, méprisable – quand bien même ces relations auraient été forcées. Son corps n’est plus un temple sacré ; il est contaminé par la honte et le déshonneur. C’est une « femme de petite vertu », une « salope », « une pute », une « tentatrice » : autant de termes péjoratifs qui visent à frapper du sceau de la honte la sexualité féminine, tout en déresponsabilisant les hommes. Notre héritage patriarcal biaise le regard que l’on porte sur les victimes de violences sexuelles, et explique – mais ne justifie pas – l’attitude que nous adoptons à leur égard, mélange de défiance, de rejet et de désapprobation.

Si la parole des victimes de violences sexuelles dérange autant, c’est donc parce qu’elle brise un silence opportun. Elle vient dire que les femmes n’appartiennent pas aux hommes. Elle vient dire que les hommes n’ont aucun droit sur le corps des femmes. Elle vient dire que les hommes ne peuvent pas coucher avec les femmes sans leur consentement exprès. Elle vient dire que les femmes sont libres de dire non. Elle vient dire que le corps des femmes n’est pas une monnaie d’échange. Ce qui devrait nous offenser, c’est qu’en 2018, cette parole n’est toujours pas audible.

 

La vérité sur les violences sexuelles

Qu’on ne s’y trompe pas : la menace ne vient pas des femmes, mais bien des agresseurs. Si hystérie collective il y a, elle est plutôt à chercher du côté des tenants d’un ordre ancien, ceux qui s’acharnent à protéger les agresseurs et paniquent à la simple évocation d’une société plus égalitaire.
Le féminisme n’est un danger que pour les hommes qui ont des choses à se reprocher. Aux autres, il n’arrivera rien – sinon la promesse d’un monde apaisé et de relations plus épanouies entre les deux sexes. Mais nous en sommes encore loin.
Combien de vies masculines ont-elles été « gâchées » par des accusations de viols (réelles ou imaginaires), et combien de vies féminines ont-elles été détruites par des viols effectivement subis ? Question annexe : peut-on légitimement se plaindre des conséquences d’un acte que l’on a commis en toute clairvoyance ?

Le mythe de l’homme injustement traîné dans la boue a vécu. La réalité, c’est que c’est rarement l’agresseur (présumé ou reconnu comme tel par une décision de justice) qui trinque dans ce genre d’affaires. En revanche, la dénonciation de violences a toujours un coût – a minima émotionnel – pour la victime. Insultes, menaces, pressions, défiance collective, isolement social, intimidations, questions intrusives lors du dépôt de plainte ou du procès… Ironiquement, par une inversion de la culpabilité dont le patriarcat a le secret, c’est la victime qui paye le prix de l’acte qu’elle a subi. En plus du traumatisme engendré par les violences en elles-mêmes (voir post-scriptum), il lui faut également faire face à la réprobation du corps social. Elle subit donc une double peine.

A toutes fins utiles, rappelons quelques chiffres :

Une victime de viol ou de tentative de viol sur dix dépose plainte (selon l’enquête « Cadre de vie et sécurité » de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, qui étudie la période entre 2011 et 2015).

82% des victimes ont mal vécu le dépôt de plainte et 70% ne se sont pas senties reconnues comme victimes par la police et la justice (selon l’enquête « Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte » menée en 2015 par l’association Mémoire traumatique et victimologie).

• Seuls 3 % des viols ayant donné lieu à un dépôt de plainte débouchent sur un procès en cour d’assises. Si l’on observe le nombre de plaintes enregistrées pour viol ou tentative de viol (11 510 pour l’année 2013) et les condamnations prononcées par la justice (1196 la même année), on constate qu’il existe un fort écart entre les deux (enquête « Violences et rapports de genre » de l’INED publiée en 2016). Non seulement la majorité des viols ne sont pas reportés, mais lorsqu’ils le sont, ils restent majoritairement impunis.

• Si aucune étude d’ampleur n’a été menée sur les fausses accusations de viol, les chiffres consolidés par le blog Crêpe Georgette rapportent qu’elles concerneraient entre 2 et 10 % des plaintes déposées.

• Enfin, mon côté cynique m’enjoint à vous faire part d’une statistique de mon cru : 0 % de femmes sont devenues riches et célèbres suite à une plainte pour viol. En revanche, une victime de viol a quatre fois plus de chance de se donner la mort qu’une autre femme.

 

Si l’on regarde les chiffres, on constate donc qu’il y a non seulement une absence de réponse juridique (les agresseurs restent majoritairement impunis), mais aussi une absence de réprobation sociale concernant les violences sexuelles. Bien au contraire, le blâme repose sur la victime, que l’on soupçonne presque automatiquement « d’exagérer », « d’inventer des choses », de faire preuve « d’opportunisme », d’agir par appât du gain. On continue de penser que les femmes qui dénoncent les violences sexuelles qu’elles ont subies le font pour obtenir quelque chose – de l’attention, de l’argent, de la notoriété. Notre conditionnement sexiste nous pousse à faire preuve de défiance envers les victimes, alors même que d’un point de vue purement statistique, celle-ci devrait être tournée vers les agresseurs présumés.

Procéder à une inversion des rôles (les femmes détiendraient le pouvoir de briser tout homme qui aurait le malheur de croiser leur route, en proférant de fausses accusations à leur encontre ; les hommes seraient les victimes d’une conspiration menée par des femmes vengeresses) est une stratégie comme une autre, qui n’en demeure pas moins fallacieuse. C’est méconnaître, en effet, les rouages du système dans lequel nous vivons, au sein duquel les hommes détiennent encore la majorité des pouvoirs. Dont celui de rendre des décisions de justice favorables aux agresseurs, et d’étouffer la voix des victimes.

En France, malgré les nécessaires soubresauts du mouvement Me Too, le statu quo est donc toujours de mise. On connaît la chanson, elle n’a pas changé depuis des siècles : les victimes sont coupables, et les coupables sont victimes. Le ronron amorphe d’un système odieux, qu’il ne tient qu’à nous de changer enfin.

Post-scriptum ♦ Une étude sur l’impact des violences sexuelles sur la santé des femmes